Quand j’avais quatre ou cinq ans, je croyais qu’un monde minuscule mais parfait, parallèle au nôtre, était enfermé dans le poste de radio Pathé Marconi, en bois verni et tissu doré, qu’écoutaient mes parents à la salle à manger : navires perdus dans la brume dont mon frère prétendait capter les SOS venus des mers lointaines ; hommes politiques discourant, Mr Foster Dulles aux prises avec Moscou ; les scènes du feuilleton radiophonique « la famille Duraton », comme dans un théâtre miniature avec ses petits personnages assis autour de la table ; Charles Trenet chantant « longtemps, longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu » ...
Me tenant coite, assise sous la table de la cuisine, je voyais disparaître sans fin, au gré de la mélodie, les poètes au long de longues rues vaporeuses, ectoplasmes translucides aux écharpes flottantes, tandis que ma mère, dont je n’apercevais que les deux jambes et les pantoufles plantées devant l’évier, fredonnait la chanson avec un frêle filet de voix timide et vacillant, comme si elle n’eût pas été digne de chanter. À la réflexion, il devait y avoir deux postes, dont un à la cuisine.

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À six ans je croyais, d’après une information communiquée très sérieusement par mon père, que les porcs avaient un râtelier de dents vigoureuses et coupantes caché sous leur queue tire-bouchonnée ; à l’entrée de l’anus, en fait. On pouvait donc être mordu par le trou du cul d’un cochon. Cette terreur enfantine mit tout de même quelques années à se dissiper, à la faveur de la fréquentation quotidienne de la ferme voisine.

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À sept ans, toujours sur la base des récits paternels, je croyais que des "Esquimaux" vivaient sur la montagne en face de chez nous ; à force de le croire je les voyais. Leurs attelages couraient sur la neige glacée, créant des rails d'argent. Les hommes encapuchonnés de fourrure debout derrière les meutes stimulaient les chiens beiges et noirs. Je distinguais les igloos, constructions de briques blanc bleuté idéalement arrondies, éclairées de l’intérieur.

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Quand j’eus huit ans, sous la houlette du curé du village, un vieillard fanatique, je devins capable de conceptualiser et de me représenter physiquement le Diable sous la forme maléfique d’une créature vaguement sexuée, vêtue comme au moyen-âge d’un pourpoint écarlate et de hauts-de-chausses rapiécés, une capuche rabattue sur le visage afin de planquer les cornes pointant sur son crâne couvert d’une toison noire tondue ras, le teint jaune cireux, les yeux fiévreux, le ricanement sardonique.
Je croyais que le Diable pouvait m’apparaître n’importe où, en plein jour ou la nuit, mais surtout en plein jour (et pourquoi diable, si je puis me permettre). Il surgirait fatalement un de ces quatre, au détour d’un buisson sur les sentiers bordés de haies, derrière un mur de ferme, sur la route entre l’école et la maison, au bord du ruisseau communal entre deux touffes de cresson, au fond du jardin derrière la cahute des commodités … Une fois confrontée au démon, je devrais prendre connaissance de la tentation qu’il me proposerait (sous une forme indéfinie) et résister quarante jours durant, comme Jésus.
Pour combattre cette épouvantable possibilité, comme je savais n’être pas de force, je procédais, en compagnie d’une camarade d’école aussi pieuse et aussi niaise que moi, à des flagellations avec un bouquet d’orties. Nous n’étions pas loin des extases d’Avila et ma mère ne s’expliquait pas ces plaques sur mes jambes et derrière mes cuisses.

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À neuf ans, je croyais tout ce que mon frère, revenu d’Afrique pour une permission (il s’était engagé très jeune et se prenait pour un vieux broussard), me racontait. Absolument tout : les flèches empoisonnées, les lions, les éléphants, les guerriers courant dans la savane, la lance pointée, le battement des tam-tam, les batailles entre tribus … L’Afrique décrite par lui était celle des livres d’aventures, à la fois pacotille et récits coloniaux. Mon frère était un héros, en témoignaient les présents qu’il nous avait rapportés : pour moi, un petit sac à main en fine peau bicolore, décoré de franges, objet que j’ai vénéré et dont je ne me rappelle plus, maintenant, où et quand je l’ai perdu. De la peau tannée et travaillée émanait un parfum animal un peu sauvage, probablement de la chèvre, peut-être du serpent car soudain, je me souviens d'écailles.

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Quand j’atteignis dix ans je crus, d’après les explications trop succinctes d’une sœur aînée, qu’on pouvait « tomber enceinte » après que l’homme avait mis son zizi dans un orifice non situable dans l’immédiat, de l’anatomie féminine (quelque part entre … et ...) Il faisait donc pénétrer son truc dans le truc en question. Tous deux, homme et femme, restaient ainsi un moment sans bouger (puisqu’on ne m’avait point expliqué qu’il y avait mouvement), puis la substance contenant les graines sortait du sexe masculin, entrait dans la femme et hop, un bébé.

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L’année de mes onze ans, que je célébrai (ou pas) loin des miens, je croyais toujours que mes parents m’avaient placée à cinq cent kilomètres de chez eux pour mon bien, alors qu’ils m’avaient simplement larguée comme un colis encombrant chez des gens qui s’étaient offert à me prendre en pension en raison d’une obscure « dette de guerre ». Bien que mes parents s’y fussent sans doute résolus à seule fin de diminuer leurs charges (ils devaient par la suite, dans une imitation un peu décalée de J.J. Rousseau, se débarrasser tour à tour de toutes mes sœurs), il n’est pas impossible qu’ils aient partagé cette croyance.

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À douze ans je croyais que Dieu me voyait nuit et jour, où que je sois. D’ailleurs je n’essayais pas de me cacher. Cette croyance avait sur moi un effet au fond assez lénifiant, comme si Dieu n’était qu’un membre de plus de notre famille, une sorte d’aïeul doué d’une clairvoyance particulière. Je le vouvoyais par respect, mais le « vous » que j’utilisais dans mes prières intimes était teinté d’une affection familière. J’aimais que Dieu me vît partout et toujours. C’est l’une de mes croyances les plus sereines.

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À treize ans et demi, guettant mes premières règles qui n’arrivaient pas, je croyais être anormale et j’en éprouvais une grande honte, entassant au fond de mon armoire d’internat les paquets de serviettes hygiéniques de la marque « Ruby » que ma mère plaçait régulièrement dans ma valise, sans jamais m’avoir expliqué quoi que ce soit concernant la puberté ni posé la moindre question à ce sujet.

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À quatorze ans je croyais que les « pédérastes » étaient des hommes gravement malades (on ne trouvait pas le terme « homosexuel » dans ce que je lisais à l’époque, en particulier dans les romans de Sartre). C’était une affection qui les rendait impuissants, et qui interdisait aux pédérastes d’aller avec des femmes. Leur sexe pendait, triste et débile appendice inutilisé, sur leur devanture. Les amants le prenaient tristement dans la main, ne sachant qu’en faire. Ainsi s’étendaient-ils mollement sur leur lit, nus et désolés, l’un tenant la queue de l’autre.
En progressant dans la lecture de Sartre et en découvrant la nouvelle intitulée « L’enfance d’un chef », je vis cette croyance brutalement réduite à néant par la description triviale mais efficace d’une scène de sodomie entre le jeune héros et un type au patronyme évocateur de Bergère.
Dans mon livre mental de références, cette représentation réaliste d’une pénétration active et mécaniquement douloureuse substitua au sexe inoffensif et doux des « pédérastes » un pénis turgescent, dur et autoritaire, sans qu’un démenti formel fût cependant apporté à ma croyance globale sur la santé, par moi supposée mauvaise, des protagonistes.

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Collégienne de quinze ans, et à l’inverse d’une autre croyance erronée qui me faisait réunir dans un seul et même homme politique Eisenhower et Adenauer, bien qu’il me restât inexplicable qu’il dirigeât tantôt les Etats-Unis tantôt la République fédérale d'Allemagne, je croyais qu’Yseult et Isolde n’étaient pas la même personne, qu’il y avait eu deux reines : l’une sur les côtes bretonnes et l’autre quelque part sur un rivage de la mer Baltique ; qu'elles avaient chacune embarqué avec un certain Tristan et bu le philtre en sa compagnie.
En ce qui concernait celui-ci, je n’étais sûre de rien. S'agissait-il du même homme, lequel n’aurait pu s’éprendre expressément que de princesses promises au roi Marc, en somme une espèce particulière de fétichiste ? Ou un prince très puissant et véloce, qui pouvait à son gré naviguer sur deux océans au Nord et à l’Ouest, et tomber des blondes aux deux points cardinaux ? Y avait-il deux Tristan dont l’un se prononçait à l’allemande ? Ça se compliquait avec une troisième Yseult « aux blanches mains », et alors là j’ai décroché.

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À seize ans, je croyais être si laide qu’aucun garçon jamais n’aurait l’idée de me regarder, sans parler d’éprouver la moindre inclination pour moi. J’imaginai donc plus confortable de devenir moi-même une sorte de garçon, afin que les choses soient claires. Evidemment, ça ne les rendit pas du tout plus claires. Du tout.

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Vers dix-sept ans, me découvrant au demeurant nue et charmante dans le miroir, brunie par les baignades, un bikini blanc dessiné nettement sur les fesses et les seins, jeune fille en fleur mystérieusement épanouie, en pleine possession de mes moyens, je me crus irrésistible.
Sautant sur mon vélo pour me rendre, légèrement vêtue d'une robe courte à fines bretelles, au lac voisin où l’on se retrouvait entre adolescents, je crus également très malin de me laisser conter fleurette par un quadra en décapotable qui roulait au ralenti à ma hauteur en me faisant un gringue appuyé, assorti de propositions de monter avec lui et de déposer mon vélo dans le coffre (quel coffre ?).
Sans doute ne dois-je d’être demeurée entière, sur cette route de forêt absolument déserte, qu’au fait que ce quidam est resté maître de ses supposées pulsions ou que, chemin faisant, le lac a fini par se profiler au bout de la route, et qu’on apercevait déjà quelques baigneurs sur la digue, à portée de voix.

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À dix-huit ans je croyais fermement que de Gaulle resterait pour de longues années encore l’unique sauveur et le libérateur de la nation-un-point-c’est-tout (« Que l'adhésion franche et massive des citoyens m'engage à rester en fonctions, l'avenir de la République nouvelle sera décidément assuré. Sinon, personne ne peut douter qu'elle s'écroulera aussitôt »), qu’il était un homme politique incontestable, inamovible et qu’il devait occuper, dans mes pensées, une place rendue récemment vacante par la chute de Dieu, bien que je ne crusse tout de même pas de Gaulle doué d’ubiquité ou d’omnipotence.
Cette croyance allait s’effriter progressivement au gré des attaques frontales d’une frangine versée en politique, qui me dévoila les possibilités de déboulonner le Grand Charles et de passer à autre chose. Je l’écoutais poliment, j’acquiesçais en sentant bien qu’elle devait avoir raison, mais au fond, je restais gaulliste comme on est catholique, par habitude.

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À dix-neuf ans, débarquant à la grande ville en provenance de mon bled, les plumes à peine défroissées, j’étais animée de la croyance tout à fait banale que j’allais bouffer le monde, cette croyance qui fait s’écrier tous les Rastignac de France et de Navarre : « à nous deux ! ».

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À dix-neuf ans et deux mois, aux prises avec un pégreleux assez incompétent pour essayer de me vendre une photo porno à la gare des Brotteaux (un type complètement con, car je n’étais vraiment pas la cible marketing adéquate), je crus d’abord, ayant jeté un coup d’œil sur ce qu’il me proposait au creux de sa main suante, qu’il s’agissait du cliché médical d’une dame photographiée assise, souffrant d’une malformation au petit endroit.
Il faut dire que mes seules connaissances en la matière, toutes théoriques, se rapportaient au manuel d’étudiante sage-femme de notre mère, qu’elle croyait avoir bien planqué au bas d’une armoire mais dont mes soeurs et moi nous délections en son absence, les yeux rivés sur d’affreuses planches à l’encre de Chine et d’encore plus affreuses photographies d’organes malades.
Pour l’heure, quelque chose en forme de poire à long col et à base poilue sortait de la femme, manifestement relié, un peu en-dessous, à un bas-ventre également poilu. Parmi les croyances évoquées ici, c’est sans doute celle qui se dissipa le plus vite, en vingt secondes environ, le temps d’identifier les éléments en présence.
Une flambée de rougeur me monta aux joues, confusion et indignation mêlées. Je menaçai l’individu d’un flic dont la pèlerine faisait la circulation de l’autre côté de la place ; il me supplia de n’en rien faire et se fondit dans la salle des pas perdus.
Parmi les croyances évoquées ici, c’est une de celles qui me procura les plus longues méditations.

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Six mois avant mes vingt ans, je crus à l’insurrection permanente. Il faisait un temps merveilleux, tout le monde était dans la rue, plus rien ne fonctionnait en France. Politiquement, je me mis à croire, en gros, à ce qui m’anime encore aujourd’hui. Tiens, une de sauvée.

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De vingt à vingt-quatre ans, je crus vivre une histoire d’amour.

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À vingt-cinq ans, je croyais que les hommes étaient tous des salauds. L’éternel masculin devrait attendre quelques décennies pour être un peu mieux décrypté, mais ça ne fit qu’anéantir cette croyance un peu brute au profit d’autres, pas forcément plus optimistes mais teintées d’indulgence pour le mâle du vingtième siècle, recasé à sa juste place dans la chaîne historique et génétique de l'espèce.

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De vingt-cinq à trente-cinq ans ou à peu près, je crus que mes enfants m’aimeraient toujours sans discontinuer du même amour enfantin, absolu, infini, alors que j’avais moi-même, enfant puis adolescente, détesté père et mère tour à tour ou ensemble, souhaitant avoir été une enfant trouvée, imaginant leur mort comme une libération, qu’autour de moi tout un chacun se déchirait dans les familles y compris dans la mienne, que je réglais à tour de bras mes comptes avec ce qu’il me restait d’ascendants, c’est-à-dire ma propre mère, que mes amis rompaient avec leurs propres parents, etc.

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Entre quarante-cinq et cinquante ans, je crus que l’affection de mes filles s’était irrémédiablement distendue et que plus jamais je ne la ressentirais aussi intensément que dans leur enfance lorsqu’elles se jetaient dans mes bras, qu’il fallait se résoudre à une sorte d’adieu prématuré, une répétition de la séparation finale. Heureusement, je me trompais dans les deux cas et il me restait à découvrir la patiente construction des relations mère-fille - si je n'écris pas fille-mère, c'est parce que c'est ce nom qu'on m'a donné, il fut un temps.

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Par parenthèse et dans un autre registre, à quarante ans, lors d’une sorte d’embellie miraculeuse, je crus que la vie recommençait. Mais non.

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Durant les deux décennies suivantes, je découvris que le processus du vieillissement, que j’avais toujours cru progressif, linéaire, n’était en fait qu’une suite d’accidents et de répits peu confortables (un peu comme camper sur un replat le long d’une lisse falaise). Je croyais aussi, jusqu’à preuve du contraire, que je n’apprendrais jamais à vieillir.

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Aujourd’hui, il a fait seize degrés en plein mois de janvier ! Chauffage éteint, la température est douce, même en soirée. Le vent du sud est très soutenu, il chasse inlassablement de blancs nuages dans la nuit bleue. Question climat, il est vraiment difficile de croire quoi que ce soit.

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