« Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume »

Cette phrase était autrefois utilisée comme « gamme » de vélocité dans les cours de dactylographie : elle contient les 26 lettres de l’alphabet, à raison de chaque consonne une seule fois, chaque voyelle plusieurs : 1 a, 2 o, 3 i, 4 u, 5 e. Rimbaud n’avait pas l’esprit mathématique !

La répétition des voyelles dans cette phrase était censée correspondre à la fréquence de leur apparition dans la langue française. Un peu comme le tarif du scrabble.

En vérité, cette assertion ne se vérifie pas. Si l’on en croit le premier paragraphe de ce récit, en trois lignes tout à fait spontanées on décompte (sauf erreur ou omission) : 20 « a », 12 « o », 15 « i », 12 « u », et … 37 « e ». Autant pour les fréquences repérées dans le whisky du juge … Faudrait passer un coup de Gématron, tiens.

On aurait pu trouver plus profitable, dans l’univers policé des écoles de secrétariat, de nous faire taper cent lignes de « nous avons bien reçu votre honorée du tant » ou de « votre commande nous est bien parvenue et nous vous en remercions ». Que nenni ! Ces phrases sont pauvres en exercice digital et ne permettent pas de progresser en vitesse nette (vitesse brute moins les fautes). Au contraire, porter « le vieux whisky au juge blond qui fume » à longueur de page (et encore, à condition d’utiliser l’impératif de « porter » à la 2e personne du pluriel), assure tout simplement que les dix doigts vont aller frapper dans tous les coins du clavier, régulièrement, toutes les lettres de la machine à écrire. Une vraie gamme, donc, mais sans musique.

Encore ne portait-on le whisky qu’à partir d’un certain niveau de virtuosité. Auparavant, il avait fallu s’envoyer des quintaux de qsdf jklm, de zrt, bnv, hui, jio, lop, aqw, etc., tous assemblages qui tirent sur les tendons et vous assurent, dans le meilleur des cas, de durables crampes et dans le pire, pour les cancres de la machine ou celles qui tapaient comme des sourdes, la morsure douloureuse de la mécanique sur votre petit quinquin qui, après avoir raté la touche la plus éloignée, se plantait d’un coup à l’intérieur du clavier, parmi les tiges et les crochets métalliques, bordel.

Les petits doigts surtout souffraient. Qui croirait qu’un petit doigt se muscle ? Les séries de az, mp, qw, ù !, se succédaient … Parfois le cerveau ne répondait plus, le doigt tapait n’importe où : jNgcs7zz, lop ; ui, ytttuzbng, chlorp … Birkin aurait pu le chanter.

Enfin, à la moitié de l’année, la monitrice de dactylo sortit d’un air gourmand un polycopié mauve sur lequel trônait la phrase récompense :

Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume ! (c’est moi qui ponctue)

La promotion assurée ! Le nec plus ultra … Le nirvâna de la dactylo, pas moins. Allez les filles, et en rythme !

Sauf que moi, porter ce vieux whisky au juge blond qui fume, d’emblée ça m’a gravement rebutée. La secrétaire de surface se craquelait à la simple lecture de la phrase diabolique, et comme dans la série « V », sous ma peau de jeune brunette appliquée, le vieux lézard anar pointait son museau camus.

Pensez donc :

« Portez » : je ne voulais pas porter. Surtout que, dans les illustrations des livres de l’école, la secrétaire, femme asexuée et pourtant justement sexy (du moins, dans l’idéal supposé d’un chef de bureau marié mais néanmoins amateur d’accortes dactylos), la secrétaire, donc, blonde aux cheveux mi-longs relevés par un serre-tête ou rassemblés en chignon, vêtue d’une jupe new-look et d’un sweat-shirt aux manches retroussées qui ne laissait rien ignorer d’une poitrine blindée par Corps Ecrasé de chez Prétexte, portait à longueur de journée, juchée sur ses talons aiguilles : le courrier à Monsieur Schproum, dans la corbeille métallique ajourée. Le café de Monsieur Proumsch, sur son bureau s’il vous plaît, deux sucres. Le dossier bleu pour Monsieur Roumpsch, oui, celui du tiroir du fond, baissez-vous un peu, Marie-Germaine ... Le courrier timbré, à la poste, en courant pour ne pas manquer le bus. Je sentais que je m’étais sérieusement gourée de métier, je n’avais pas envie de porter, moi, surtout fringuée comme une gonzesse de chez Blake & Mortimer.

« (…) ce vieux whisky ». Je n’avais rien contre le vieux whisky, j’en descendais même plusieurs pintes par semaine. À la maison, au bistrot, en boîte le samedi, dans les voitures des mecs. À cette époque la marque revendiquée au bar Le Manager, près du Parc, établissement interlope fréquenté par des maquereaux, des administrateurs de biens et de patrons de petites entreprises de bâtiment, c’était un machin avec deux clebs sur la bouteille, «12 ans d’âge». Une saloperie caramélisée que je n’utiliserais pas aujourd’hui pour flamber des crêpes industrielles, d’ailleurs ils ont dû faire faillite.

J’en buvais, inconfortablement juchée sur des tabourets plus hauts que moi, à cette époque où mes vingt ans me permettaient d’avoir la fesse arrogante et l’air grognon. Aujourd’hui j’ai la fesse plate, le sourire bonasse et j’ai compris un certain nombre de trucs rapport aux juges, au tabac et à l’âge des uisghé (cf. James Kelman, Faut être prudent au pays de la liberté, Métailié 2006).

Bref, je voulais bien boire de ce vieux whisky, mais en aucun cas le porter à quelque enfoiré que ce soit.

« (…) au juge blond » … Là, c’est le début de l’arnaque littérale : qui aurait eu l’idée de désigner un juge par la couleur de ses cheveux ? Quelle absurdité, quelle cucuterie !! On aurait pu dire à la rigueur : « au juge installé au fond de la salle », et encore aurait-il fallu qu’il vînt siroter son scotch en robe pour qu’on l’identifiât en tant que tel, ou : « au juge Machin » à condition qu’il soit connu par son patronyme. Par ailleurs, porter un vieux whisky se concevait, selon moi, uniquement dans l’univers d’un bar dont le nom évoque la Scandinavie, situé à l'angle de la rue de la Bombarde, à deux pas des « vingt-quatre colonnes », et qui servait, selon les goûts de l’époque, d'assez bons coquetèles. Dans cette hypothèse d’ailleurs le magistrat n’y fût peut-être point entré en robe.

Ce juge blond faisait donc tomber la phrase dans le non-sens. Or je voulais bien taper toutes les conneries du monde sur mon Olivetti mécanique (zdriinng-tac en fin de ligne, on appelait ça « retour chariot » ce qui nous faisait chantonner in petto, à chaque fin de ligne : « swing loooooooow, zdriinng-tac, sweet chééroui-illotte, zdriinng-tac, etc. »), mais pas au prix d’un trafic de phrases où l’on entassait des juges blonds, pas au point que cette manifestation de l'absurde technologique heurtât mon sens logique à tout va.

Je voulais bien taper sur ma machine, mais il fallait que ça racontât une histoire avec queue et tête. À mon premier vieux whisky non bu mais porté au juge blond, je compris que je ne voulais pas être secrétaire, mais écrivain. Zdriinng-tac, la manette du retour chariot, actionnée un zeste trop vigoureusement, fit basculer la machine sur mes genoux. J’étais furax. Tiens, un x.

Il y avait autre chose. Un juge n’était pas blond, dans notre France rancie : il était grisonnant et, la plupart du temps, à demi chauve. Mais blond !!! Les blonds n’étaient pas juges, ils étaient simplement, selon moi, fades. Sur ce point hélas, je n’ai pas évolué d’un poilou, seules les phéromones des bruns mal rasés ont une chance de rencontrer les cils vibratiles de mon nez en chasse. Sans doute un réflexe archaïque.

Autre chose encore : l’évocation du juge me ramenait à l’année précédente où mon boulot m’amusait bien plus, lorsque, femme de ménage à l’Hôtel de la République, rue Sainte-Catherine, je poussais la serpillière dans le hall carrelé de noir et blanc, entre les putes et les macs. Ces bonnes gens, des histoires de juges, ils en avaient plein. Plusieurs de ces juges étaient les meilleurs clients des filles et se faisaient faire, parfois l'ourlet de la robe entre les dents, des choses que je n’écrirai pas ici, parce qu’elles manquent d’intérêt en termes de gammes dactylographiques, et parce que, lecteurs, vous rosiriez (ce mot est facile à taper, en dépit des apparences).

« (…) qui fume » (c'est du belge) ! Ouf, nous voilà près de voir la fin de cet impératif à la con : porter un vieux whisky à un juge blond qui fume ! Seigneur …

Nouvelle absurdité : que le juge fumât, voilà qui ne méritait même pas d’être mentionné : en 1970 tout le monde fumait ! Eh oui, mesdames et messieurs, j’ai eu le privilège de connaître une époque où les dactylos fumaient en dactylographiant ! Les patrons des dactylos fumaient aussi ; les automobilistes, les chauffeurs de bus, les épiciers, les concierges fumaient, les plantons du palais de justice fumaient, les avocats, les juges et même les prévenus fumaient …

Ça vous en bouche un coin d’artère et pourtant c’est vrai. Il n’y avait pas encore de « Fumettu » en vente chez les tabagistes, quoi (lesquels, eux aussi, clopaient comme des pompiers). Le fait de fumer ne pouvait donc en aucun cas caractériser un juge. Quand bien même se fût-il trouvé trois cents juges assis dans la salle des pas perdus en train d’attendre leur putain de whisky, ils auraient tiré en chœur sur leur brune sans filtre ou – si leur paie de petit juge le leur avait permis, sur leur Benson (boîte métal).

Je vous vois venir : on en mourait, bien sûr, mais d’abord on n’était pas « mort d’un cancer dû au tabac » : on « attrapait » le cancer. L’attraper, ça vous laisse un tas de chances de le rater, de passer entre les gouttes, quoi. Au demeurant les tabacologues n’existaient pas, ils n’étaient encore que des pensées lubriques dans le regard de leurs pères, ils ne savaient donc pas qu’ils allaient faire médecine. D’ailleurs, les médecins fumaient plus encore que leurs patients, les meubles des blocs opératoires étaient plein des traces jaunes de mégots posés à la hâte avant que de passer la compresse. Les infirmières fumaient à l’envi, les brancardiers et les croque-morts aussi. La SEITA offrait des carrières dignes de la fonction publique, le parfum de tabacs longuement séchés, plus blonds que le juge, Virginie ou Maryland, enchantaient nos papilles et nos tarins délicats. Il faut vous dire que l’odeur des clopes actuelles est à chier. Une Pall Mall, lorsque vous ouvriez la boîte, c’était Autant en emporte le vent dans le texte : épices, écorces, parfums boisés et chauds. Ce que vous sentez aujourd’hui quand vous allumez une blonde, c’est toute la vallée de la chimie dans un cylindre de 8 cm de long.

Sans compter que dans ces années-là un juge pouvait mourir non pas tant de trop tirer sur la Bastos mais bien de s’en prendre une paire dans le buffet, comme dans une célèbre affaire lyonnaise (j’ai été dactylo aussi dans l’entourage du Shérif, waouh, quelle vie d’aventurière).

Alors ? Allez donc distinguer un juge blond qui fume dans la fumée du bistrot, tiens.

Donc y avait qu’une solution : on n’était pas au bistrot, mais dans les bureaux de la magistrature, j’étais la secrétaire et je portais un whisky au juge blond qui fumait, dans son bureau donc. Secrétaire juridique ? Allez esclave ! Porte-moi dare-dare ce vieux whisky au juge blond, et que ça saute ! Quoi ? … Tiens, fume !

Quelques années plus tard, dans une boîte où je faisais secrétaire de direction (je n’étais toujours pas écrivain), un gros empenné de directeur d’unité en arrivant jeta son cartable sur un siège de mon bureau et me lança « pour moi ça sera une bière » (il y avait un bar pour les clients dans le hall). Je suis allée lui chercher l’ouvre-bouteille et je lui ai balancé en lui disant « première à gauche en sortant, j’ai mon diplôme de secrétaire, c’est pas pour servir des bières et c’est pas dans mon contrat de travail ». Mouché le mec. Quand j’y pense j’ai tout de même balancé pas mal de missiles à la gent masculine dans ma vie professionnelle. Une vraie Bonnie, la fille. Dans ma vie privée j’étais moins gonflée. Si j’avais calqué sur ma vitesse de tir verbal le règlement armé de mes conflits sentimentaux, aujourd’hui je sortirais juste de perpète pour bonne conduite.

C’est à ce moment-là que le juge blond a éteint sa cigarette, vidé son godet de B & W, s’est levé et a quitté l’espace de ma page dactylographique.

Le résultat de cette gamme à la con, c’est que quarante ans plus tard (toujours pas écrivain mais secrétaire retraitée), victime d’un automatisme acquis à coup de juges blonds fumants, je bute sempiternellement sur le même mot, que je n’ai jamais pu dactylographier d’aplomb : « auprès », que je tape toujours dans le même désordre : aurpsè !!

« Aurpsè de ma blondeueueu … »