Dimanche matin j'ai pris le métro en bas de chez moi. Je veux dire en bas de mon nouveau chez moi.

Sur le quai, j'ai vu passer en face la rame qui «montait» vers son terminus de la gare routière et à l'intérieur j'ai reconnu plusieurs habitants de cette grande colline aérée, à l'ouest, où s'est édifié dans les années soixante un vaste ensemble résidentiel populaire, ces deux adjectifs ne constituant pas, à cette époque, l'ombre d'un oxymoron.

On pensait encore, héritage des hygiénistes ou calcul de rentabilité à moyen terme, que le prolétaire avait droit à l'air frais, au panorama sur les environs, à une ville nouvelle, verticale. Un habitat massifié mais salubre avec vécés à l'intérieur et salle d'eau (pas de bain : d'eau). Bon, il y avait bien quelques arrière-pensées, un certain altruisme politique qui n'en demeurait pas moins guidé, d'une main amicale mais ferme, par les as du béton et de la toute jeune promotion immobilière. Bénéfice collatéral de cette opération vertueuse : on éloignait les pauvres du centre bourgeois.

Le populo payait le prix sans regimber : dans la gadoue et le vent glacial en hiver, sous le cagnard en été, il arpentait, pour regagner son appartement tout confort, les chantiers organisés selon la technique dite «du chemin de grue» ; il allait, le populo, bosser loin, longtemps, pour peu de francs et rentrait le soir, perclus mais salarié, sur sa pétrolette qui calait dans la montée, et par grand froid glissait entre pull-over et veste, quelques exemplaires du quotidien local…

Les enfants du populo et même le populo vieillissant connaîtraient, par la suite, l'agrément relatif des bétaillères du réseau urbain qui ne tardèrent pas à escalader la colline et où parfois, à force de ruse et de stratégies scélérates, on pouvait voyager assis. Le métro toutefois resterait «en bas», faute de volonté politique pour creuser dans la colline (mais non, j'rigole, c'est increusable). Les deux lignes de bus, en même temps que la colline se paupérisait, devinrent des trajets à risque, sortes de passages du Nord pour une diligence moderne attaquée, caillassée, vandalisée …

Aujourd'hui, «les cars», comme on dit ici, continuent de monter bravement. Les attaques se font rares mais le sentiment demeure : dès que le dernier voyageur de la file d'attente est entré dans le bus, l'échelle sociale est tirée. Vous êtes alors contenu dans le même ensemble que les autres passagers. Bien que personne ne regarde personne, vous vous apprêtez à résister ensemble aux prochaines et hypothétiques voies de fait. Le pack humain de la ligne fait bloc pour huit stations, puis la solidarité s'y défait au fur et à mesure que le bus progresse et s'enfonce dans la cité : près du terminus, bonhomme, t'es seul ! Si t'as des emmerdes, crie pas ! Les avenues sont noires, le bitume luisant, la lumière chiche ; le populo a rangé sa mobylette et somnole devant sa télé.

Le terminus du métro constitue donc, outre le terminus du métro, une benne basculante entre le haut et le bas ; une frontière implacable qui fait les habitants de la colline attendre les bus tard le soir à la gare routière, jusqu'à quarante minutes dans un paysage de rêve : béton gris peint en gris plus foncé encore ; remblais moches, lampadaires orangés, vitres sales et quais sans vie ... quarante minutes moroses avant de pouvoir regagner leur hauteur et perdre un peu de leur urbanité.

Pendant une demi-douzaine d'années j'ai partagé la vie de ce quartier et découvert qu'il se voyait et se comportait comme une banlieue. Pourquoi en eût-il été autrement ? Ils étaient loin de tout, exilés sur leur plateau venteux, éloignés plutôt que reliés par le système des transports urbains. Ils habitaient des barres et des tours. Fréquentaient des centres commerciaux qui n'avaient de centres que le nom. Au pied des barres aujourd'hui fantomatiques, les écoles portent encore les noms de fleurs qui ne sont pas plantées ici : anémones, bleuets, capucines, dahlias, églantines, fougères, géraniums, hortensias... Au terme de cette rage alphabétique on a échappé de justesse aux iris, jasmins, kerrias, lupins et autres marguerites, ad libitum. Mais attention : cette banlieue qui n'en est pas une porte bel et bien un numéro d'arrondissement. On imagine le bénéfice, pour la ville intra-muros, d'avoir pu compter en nombre d'âmes votantes celles qui allaient peupler la colline à partir de 1964 : vingt mille, pas moins ! Pas question d'aller planter cette pépinière hors les murs ...

Ceci me rappelle que la commune du Puy-en-Velay se disputait en son temps assez âprement, avec sa voisine Brives-Charensac, la population de l'asile départemental situé sur la limite communale : près de 4000 personnes, déments, jeunes, adultes et séniles confondus, la plupart du temps perdus d'alcool ou encamisolés au largactyl et les personnels, qui ne craignaient point d'habiter sur place. Au gré des tractations et des guerres territoriales, tantôt les fous étaient ponots (hé oui, les habitants du Puy se désignent du nom de Ponots ; ce qui fit dire à ma benjamine, lors de notre installation dans cette belle cité, qu'heureusement pour ses citoyens elle ne s'est pas appelée «Le Cuy»), tantôt brivois, pour le plus grand bénéfice alterné des finances locales. Les fous n'en continuaient pas moins de s'enfuir et de traîner le long des chemins, vêtus de fortune, parfois le pyjama dépassant sous l'anorak ; dans la vallée le long de la rivière dont j'ai oublié le nom, qui arrose et recueille les tanneries puantes à l'entrée de Brives, ou sur la route de crête, silhouettes erratiques dans la neige de février … De temps à autre ils étaient rattrapés par les pompiers ou une ambulance en vadrouille. Sans blague : quiconque a un quart d'heure à perdre en traversant le Puy devrait aller visiter, au moins de l'extérieur, avant qu'il ne soit détruit ou réhabilité, ce stupéfiant édifice à flanc de montagne, moitié couvent moitié favela. Un monument testimonial à la folie et à la violence commise sur la folie. Voyez aussi les fous déambuler le long de la petite route, il en reste probablement un ou deux ...

Revenons par chez nous et à la colline dont les habitants, eux aussi, étaient parfois un peu fous. On ne concentre pas impunément 20 000 personnes sur un territoire entièrement dédié au logement social, sans fabriquer tout ce qui va avec, du sentiment d'étrangeté, de différence, d'insularité, d'exclusion, jusqu'aux bagnoles brûlées de 2005 et suivantes, en passant par les diverses crises financières, économiques et sociales comme catalyseurs d'incendies, sans compter la présence policière parfois insuffisante en termes de sécurité des personnes et des biens, mais souvent omniprésente dans son activité de harcèlement de la jeunesse. Et n'oublions pas de mentionner les caméras, très utiles pour filmer de fantomatiques silhouettes, capuche rabattue, se faufilant dans l'ombre des petits centres commerciaux désaffectés...

Tout ça pour dire que sur mon quai de métro, en regardant la rame qui passait en face, je connus brièvement le sentiment bourgeois d'habiter dorénavant «en bas». De pouvoir, en sortant de chez moi, être deux minutes plus tard au coeur de la vieille ville ou sur les quais, autre sanctuaire où vous croisez sur le marché des bobos imbus et vains qui n'y connaissent rien, mais alors rien du tout, en patates ou en haricots verts, qui se laissent refiler n'importe quoi dans leurs paniers branchés, à condition de le payer cher.

Sentiment bourgeois fugace
Regard compassionnel mais distancié sur les voyageurs du terminus
Mes anciens co-habitants
Tomates très mûres, rates nouvelles
Charcuterie ardéchoise, pain craquant
Fraîcheur de la station de métro profondément enterrée où l'on traîne pour éviter la canicule
Descente et montée ludiques dans son escalator géant
Chaleur bleue du Sud sur la Saône endormie
Dimanche
Midi

Juillet 2009
A la Duchère et à ses habitants,
tenaces et solidaires au milieu des nouveaux chantiers


POST SCRIPTUM

Ce texte, écrit voici bientôt trois ans, n'aurait pas la même allure aujourd'hui. Le quartier de la Duchère se transforme à la vitesse, peut-être pas "grand V" mais V tout de même. D'implosions en grignotages, les barres s'effacent. Les lignes desservant la colline sont plus nombreuses et la sillonnent maintenant en toute modernité. Plusieurs belles réalisations sont sorties de terre, un square Averroès et une place Abbé Pierre se dessinent ... La bibliothèque Annie Schwartz accueille les lecteurs dans un espace tendre et vivace aux couleurs bonbon et printemps.
Mais la population a été elle aussi modifiée, j'écris bien "a été modifiée", entre autres par le choix d'introduire dans le projet de la Duchère une bonne proportion d'accession à la propriété et par son corollaire : le départ d'habitants pauvres qui n'ont pas trouvé leur place dans la "nouvelle Duchère".
Qui peut dire aujourd'hui à quoi ressembleront ces constructions, ces mises en espace, qui peut dire comment seront jugés les partis pris urbanistiques et architecturaux de ce grand projet de ville, dans quarante ans ? Qui peut dire comment évoluera cet ensemble et sa population ?