UN - DHAFER YOUSSEF QUARTET - Abu Nawas Rhapsody

Dhafer Youssef : oud, voix
Tigran Hamasyan : piano
Chris Jennings : contrebasse
Mark Guiliana : batterie

De dix-huit heures trente à vingt heures, sans arrêt, sans répit, sans le moindre fléchissement.

Quand ce quartet se met au boulot, c’est comme une messe concélébrée par quatre cardinaux pur-sang, sauf que ces ecclésiastiques sont des magiciens.

Ils font la magie du jazz le 13 mai au soir, à la salle Marcel Hélie de Coutances (Manche) où l’on est si mal assis que chaque concert est un interminable questionnaire zen jusqu’à ce que ton cul plein de fourmis atteigne le plus haut niveau de ta conscience et que tes guibolles sciées en deux, ton dos dévertébré, crient hosannah au plus haut des cieux des voiles tendus pour rabattre le son jusqu’à tes oreilles, elles, intactes.

Et il y vient, le son, il y vient.

Dhafer Youssef fait la magie de la voix. Il joue du micro et de la réverbération naturelle que lui permet sa cage thoracique et la cavité de sa belle bouche sensuelle au sourire divin ; il grimpe quatre octaves aussi facilement que vous ou moi on monte les trois marches de la boulangerie du village.

Bien plus facilement.

Quand il est en haut de cet escalier des nuées que vous ne voyez déjà plus, de votre place, Dhafer Youssef met quelques doigts dans son nez, l’autre main sur l’os de la joue et démarre un solo de cloison nasale. C'est-à-dire que tout à coup on entend une scie musicale divine, des ondes Martenot suspendues sous les cintres, le chant des baleines, un larsen suave, une musique de trip.

A part ça, Dhafer Youssef a la voix que toutes les femmes voudraient entendre, et on ne vous dit pas où, quand, ni avec qui : avec lui, banane !

En même temps, faire ça avec un super-cardinal de l’Eglise du Jazz et des Musiques du Monde, tu n’y penses même pas. Bien contente déjà s’il te baptise.

Tout de suite à la droite de Dieu il y a Dieu. Un jeune homme de la caste des Elohim, un mètre soixante-dix, une tignasse énorme, frisée à n’y pas mettre la dent d’un peigne, une frimousse gamine et une dégaine de petit dandy, mais on s’aperçoit que les épaules font presque craquer la veste, ajustée un tantinet, sûrement griffée, que porte Tigran avec désinvolture, légèrement froissée.

Les "comparses" n’en sont pas : ils concélèbrent, on vous a dit. Personne ici n’est le faire-valoir de personne.

Chris Jennings travaille sa contrebasse avec un air de rien qui ne trompe personne. Mark Guiliana, batteur, est l’Aramis de ces mousquetaires : élégant et oecuménique, le genre de mec qui peut tout de même confesser assez virilement. La pénitence est à la hauteur, merci mon père.

Ils jouent.

Des femmes et des hommes à la tête hérissée d’antennes, portant sur l’épaule de lourdes armes d’enregistrement massif, tournent autour d’eux à pas lents comme en apesanteur. On dirait que, venus d’une autre planète, ils viennent de découvrir les musiciens et s’interrogent sur la nature de leur matière et le sens de leur langage.

Mais non, Mémé, c’est parce que le concert est filmé !

Ah bon. Tout de même, on dirait des bouddhistes conviés à observer de près la liturgie concélébrée, là, et que tout le monde est relié direct avec Dieu en régie.

Les camera-wo-men plient parfois une jambe en chevaliers servants, se penchent, se tordent et tutoient le plancher sans jamais que l’engin glisse. Caméra à l’épaule, c’est un métier.

L’un d’eux reste obstinément à l’arrière du piano et filme Tigran Hamasyan en plan fixe. Il voit ce que nous ne voyons pas, le visage et les mains du pianiste.

Contentons-nous donc du dos mince et puissant de Tigran Hamasyan, de ses épaules détendues, de sa volumineuse masse de bouclettes noires. Parfois il est tellement courbé sur le piano, on dirait que ses cheveux prennent racine entre les touches de l’instrument, que sa chevelure n’est là que pour relier mystérieusement son toucher à son cerveau.

A peine a-t-on le temps de s’émouvoir que le pianiste se met à fouetter son clavier comme un malade. On voudrait appeler le 17 pour mauvais traitements, mais comme Jennings prend le dessus et tire de sa contrebasse des sons d’une pureté, d’un détaché et d’une vélocité incredibles no et que Dhafer Youssef se prépare à tonner, que Guiliana semble légèrement absent, juste un jeu sec, bien cadencé pour soutenir la contrebasse qui n’en a pas besoin mais apprécie, pendant qu’Hamasyan boit un peu d’eau – on voit tout ça en entendant tout ça, en attendant la suite, on est suspendu au-dessus du siège malcommode, on expire à petit bruit – on se dit que le piano l’avait bien mérité, ou qu’il aime ça, et on continue de prier.

L’office dure, le temps passe ailleurs, les fidèles oublient la contingence.

Puis les dernières notes s’arrachent, le quartet finit dans l’extase, on n’entend pas le moindre ite missa est mais une immense gueulante, des pieds qui tapent, des bouches qui sifflent. Les zikos sont collés à leurs instruments, Dhafer Youssef sourit, Tigran Hamasyan jubile.

Les humanoïdes à têtes filmeuses, victimes d’une conversion miraculeuse, tombent à genoux.

DEUX - ANTONELLO SALIS, Piano solo

Tigran Hamasyan, quand il a fini le concert, tu es obligé de penser qu’il se rue dans sa loge pour plonger fissa ses deux mains juvéniles, délicates et martyrisées dans un saladier de tisane tiède à l’hamamélis.

Antonello Salis, quand il a fini le sien, de concert, tu es obligé de penser qu’il n’a besoin d’aucun soin émollient mais va plutôt boire une bière glacée, pensif, assis sur les marches fraîches d’un escalier de pierre où il s'est faufilé par la porte de derrière.

Salis arrive sur scène en courant, dans un drôle d’accoutrement que tu comprends mieux un peu plus tard : il est en tenue de sport.

Jogging blanc (assez couture tout de même), débardeur, baskets de compèt’ plus un bandana noué serré bas sur les sourcils, prêt pour un semi-marathon.

De fait, quand il s’empare du piano et commencer à jouer avec le coude droit et une main gauche de boucher, ça se met à déménager et ça s’arrête à la fin d’un seul long set d’une heure et quart. Entre temps, tu en as vu de toutes les couleurs.

Salis s’assoit, se lève, se rassoit, se relève – on voit bien qu’en même temps il fait ses échauffements – parcourt son clavier de gauche à droite intégralement et retour en divers modes, tempi, manières, et qui sait quoi encore … Puis joue avec une main et farfouille avec l’autre dans le ventre de son Steinway. En sort des papiers de soie qu’il froisse, une baguette avec laquelle il fait sa propre section rythmique (toujours cette main gauche), rêve, se réveille et nous assène une transcription du Sacre du Printemps dans la version dansée de Béjart dont la partition serait entrelacée avec une impro d’Abdullah Ibrahim, plus un bout du Marteau sans maître en contrepoint (la partie xylorimba).

Ensuite, Salis se met à courir ; nous ne voulons pas dire qu’il court vraiment, encore qu’en arrivant il ait fait un tour au petit trot mais c’était parce qu’il cherchait où accrocher son blouson. Non, il court au piano … C’est un nouveau sport, voilà tout. Ce marathonien nous démontre alors qu’il est aussi un sprinter véloce.

La température de la salle est montée de plusieurs crans, mais un silence religieux accueille les accords du forcené. Non, pas religieux mais «sonné», transitoire si l’on peut dire, suspendu.

Personne ne moufte, bien que plusieurs fois de discrets applaudissements aient salué un moment ou un autre, mais dans l’ensemble on est plutôt à bout de souffle avec le pianiste.

Sauf que le pianiste lui, n’est pas du tout asphyxié. Il maîtrise parfaitement, il domine, le piano est à lui, contre lui, sous lui, ça en deviendrait presque gênant. Mais Salis n’est pas gêné du tout. Il joue sur la durée et semble peu se préoccuper de se qui se passe derrière lui, à sa droite ou à sa gauche.

On tape du pied sans le vouloir, on s’agite dans son fauteuil qui pour le coup est presque trop confortable (on a changé de salle), on se gratte la tête, on n’y croit pas tout à fait.

Fin magistrale, accords, crac, boum.

Pendant les applaudissements Salis boit une gorgée d’eau, s’éponge et attrape un superbe accordéon dont il tire une démonstration parfaite, mais comme sa prestation précédente était au-dessus de tout, on est presque déçu. Enfin, c’est tout de même difficile de faire mieux.

Antonello Salis, piano solo (Fabrice Bozzo, avec lequel il devait jouer, a déclaré forfait, victime d’une double tendinite et d’une mauvaise fièvre des marais).

Salis s’est emparé seul de la scène, de la salle, pour nous administrer ce concert express. On se lève, et lui il nous remercie timidement de l’avoir écouté et d’avoir accepté que «seulement 50 % de l’effectif» ait joué.

Cinquante pour cent ! Il ne sait pas compter, ce mec.