Lire - Ecrire

A la façon dont on nous a appris à lire, à nous les enfants des années cinquante, (Toto, Lili et aussi Riri), il s’est passé un truc qui n’est pas forcément évoqué dans les polémiques sur les méthodes de lecture : la fréquentation de l’écrit comme seul mode de transmission, lequel mode a sans doute induit dans plus d’un cerveau enfantin certains malentendus.

Mal entendre, d’ailleurs, ce n’était pas anormal, l’époque étant très peu disante. L’écrit commandait tout : les informations se situaient pour l’essentiel dans le journal. Quant à l’école, elle nous occupait tantôt à déchiffrer, tantôt à recopier et ce, au détriment de toute autre activité de connaissance si ce n’est, de temps à autre, une récitation par cœur. A la maison, les adultes n’étaient pas bavards, même dans ce moment idéalement dévolu à la communication qu'est censé être le repas familial.

Chez nous, celui-ci avait bien lieu deux fois par jour, mais notre père écoutait les actualités en mangeant (ponctuelle dérogation à la chose écrite). Lui seul avait le droit de les commenter. Si l’on mouftait, on encourait un petit coup sec sur les doigts avec le manche du couteau à pain. Cet ustensile était très lourd, le manche en bois noir massif riveté de laiton, et ça faisait vraiment mal. On renonçait donc à s’exprimer, on s'inclinait devant la force de l'autorité en place.

Parlant peu, j’entendais beaucoup. Mais comme l’écriture était pour moi l’unique vecteur de connaissance, il s’était installé dans mon cerveau de six ans un phénomène que j’ai longtemps considéré comme normal et qui perdure : aussitôt entendu, tout mot s’imprime dans mon mental comme écrit noir sur une page blanche. Je n’entends pas, je lis à livre ouvert dans mon crâne. Cette lecture de la chose entendue me permettait d’orthographier allègrement du premier coup. S’il s’agissait d’un mot nouveau, je me l’appropriais par ce moyen de l’écriture mentale et il se gravait aussitôt dans mon dictionnaire personnel. Au besoin, j’en inventais l’orthographe et parfois – allez, assez souvent – je tombais juste. Mais parfois, non.

Il s’ensuivit plusieurs épisodes poétiques et autres aventures d’explorateur telles que …

Mme Thumelin – Apparition d’une dame

Notre père usait d’une expression triviale pour désigner, comme aurait dit tout un chacun, «Mme Unetelle». Lui, d’abord, il ne disait pas madame, il utilisait la locution populaire : «la mère …». Et il y accolait ce mystérieux patronyme : Thumelin, que j’ai longtemps lu dans mon cerveau, du coup imaginé écrit, comme je l’entendais : Thumelin. Mais qui était donc cette Mme Thumelin que papa rencontrait presque chaque jour, puisqu’il lui arrivait plusieurs fois par semaine de dire à notre mère, en rentrant : «tiens, j’ai rencontré la mère Thumelin chez Machin» (il s’agissait généralement d’un commerce). Et le lendemain : «j’ai croisé la mère Thumelin rue de la Comédie», etc.

Je revois son air entre deux airs, un peu rigolard …

Pour cerner la vérité en tenant compte de l’accent dombiste, qui fait nasarder les natifs de cette région berceau de notre père, Thumelin pouvait être aussi Thumelat …

Mais, Thumelat-Thumelin, pourquoi lui avoir attribué d’autorité un Th ? Parce que ça me semblait plus sérieux pour un patronyme. Et puis ça correspondait à un couple de consonnes connu de moi, comme par exemple dans les toponymes régionaux : Arinthod, Thoissia ... Et puis encore, il y avait orthographe, vocable précisément bien pourvu en «h» ; ou théâtre, lieu de délices, sans oublier thermomètre, qui à la fois m’enchantait parce que j’en maîtrisais l’ordre des lettres, contrairement à mes condisciples qui l’écrivaient comme ça venait, et me terrorisait lorsque notre mère le brandissait, avec son stylet au mercure toujours trop gros et trop blessant pour nos petits trous du cul. Bref : Mme Thumelin méritait bien son "Th", qui lui ajoutait une épaisseur de mystère thermique, et son in final, conforme à la tradition de l’accent paternel.

Mystère au Café de la Perle

Seulement voilà : nous ne connaissions nulle famille Thumelin alentour ; cette donna mobile à l’identité toujours voilée en dépit de ma transcription mentale, n’avait pas de mari. Aucun père Thumelin ne figurait en effet dans les récits paternels, alors que papa pouvait tout aussi bien discuter le bout de gras, en bas de l’immeuble, avec le père Perrot ou le père Marey, nos voisins.

Enfin, ce qui m’intriguait le plus, c’est que notre mère, chaque fois que papa faisait part de sa rencontre avec Mme Thumelin, murmurait invariablement d’un air de reproche «Oh, Gaby …». Elle regardait de notre côté, l’air renfrogné, et papa riait.

La gêne maternelle m’était perceptible. Mais elle ne venait percuter aucune notion particulière car j’étais d’une innocence parfaite. Tout au plus pouvais-je penser que papa entretenait avec Mme Thumelin d’aussi cordiales relations qu’avec les patronnes du Café de la Perle et de l'Hôtel de la Gare, où il passait beaucoup de temps (au bar, pas à l'hôtel !), et moi aussi. Car il m’emmenait dans ses virées, histoire de me faire «prendre l’air». Moyennant quoi l’alibi paternel prenait l'air en effet, de longues heures durant : l’air épais des fumées de Caporal, assise dans un coin sur la banquette rouge foncé… Je sirotais ma grenadine tandis que s’étiraient les parties de billard et que gueulaient les clients pour de nouvelles tournées.

Je garde un souvenir plutôt vivace de ces séances bistrotières : le brouhaha montant au fur et à mesure que l’apéro battait son plein ; les vociférations des hommes éméchés ; des envies de pisser homériques, car le père ne pensait jamais à me demander si je voulais aller aux toilettes, il s'en fichait comme d'une guigne, occupé qu'il était à trinquer à la suivante ! Et puis l’ennui enfantin, peuplé de bribes d’histoires, d’imaginations et de rêveries. Oui, la mère Thumelin devait être une aussi belle femme que la tenancière de la Perle ou celle de l'Hôtel de la Gare qui, une fois pour Noël, suspendit dans son sapin une boîte de crayons de couleurs Caran d’Ache qu’elle me pria de venir décrocher. Cet intimidant traitement de faveur – car je ne pense pas que tous les enfants de sa clientèle avaient droit à pareil présent – me laisse penser qu’elle m’aimait bien, qu’elle aimait bien papa. Il faut dire aussi que j’étais la seule cliente de six ans dans son établissement.

Madame Thumelin dévoilée

Si Mme Thumelin était aussi gentille que cette patronne de bistrot, et bien que je ne l’eusse personnellement jamais rencontrée, je comprenais, compte tenu de la fréquence de ses entrevues avec le paternel et son air ravi lorsqu’il en parlait, que notre mère devait souffrir de jalousie (je connaissais moi-même ce sentiment, mais ceci est une autre histoire), et je trouvais qu'elle avait raison de s’inquiéter.

Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard – notre père déjà disparu et nous, adultes - que le sens cru, sexuel, vulgaire de l’expression me sauta au visage tandis que sa fonction grammaticale et donc son orthographe, dans un plan parallèle, prenaient leur place dans mon calepin mental. J’en demandai confirmation à notre mère qui eut un de ses minces sourires entendus à cette évocation : «ah oui, c’était bien sa façon de parler …». Lorsque je m’enquis du sens exact de cette appellation (au demeurant générique, puisque toute femme rencontrée et connue des parents, mais dont le nom ne lui revenait pas, s’en voyait affubler) ma mère esquiva : «tu vois bien à peu près…». Oui, en effet, je voyais, je voyais comme une miraculée de la dernière heure, les lettres flamboyaient d'un nom révélé : Madame Tu m'la....

C’est ainsi que Mme Thumelin et ses oripeaux tombèrent d’un coup en poussière et que je pus réentendre mon père, avec son accent de l’Ain, l’air goguenard, prononcer la phrase déflorée, mise au net, entière, exacte, avec la syllabe finale correcte : «tiens, dis donc, hier j’ai rencontré la mère «tu m’la …» – Qui, ça ? demandait maman d’un air distrait quand nous n’étions pas dans les parages, ce qui semble indiquer qu’à tout le moins elle avait intégré les préférences sexuelles de son mari.

(à suivre) ...