Mémoire lente, faux souvenirs, sédimentation des images, travail de sape de l’information qui recouvre tout et se recouvre elle-même ... Tout s’en mêle pour que des pans entiers de nos vies s’écroulent et que les pierres de ces ruines bientôt se peuplent d’autres vies : herbes et mousses, terre, humus, végétation modeste qui demande peu de fond et change le sens de lecture. Il y avait ici une maison ? On trouve un banc précaire fait d’un linteau tombé. Un jardin ? Une souche. Un chemin ? Une jungle.

Alors il faut reconstruire. Ouvrir un passage dans la ronce. Ramasser les pierres, rassembler ce qui semble avoir été, un jour, jointif. Trier. Voir si les arêtes de deux blocs permettent un emboîtement qui laisserait voir, peut-être, un pilier, l’amorce d’une arche, le début d’une porte puis une première salle...


Reconstruction 1 : l’école

Jean B. est instituteur à S., Saône-et-Loire, quatre cents habitants environ, en 1957 (ou 58 ?) – en comptant les hameaux parfois éloignés, car la commune s’étend à perte de vue dans la plaine bressane.

Jeune et plutôt bel homme, l’instit' – le souvenir propose, à tort ou à raison, un physique à la Ferrat sans les bacchantes. Beau brun visage d’angles. Quoi s’y superpose ?

La gamine : plutôt bonne élève, plutôt sage. En réalité, vachement dissimulatrice parce qu’elle découvre ce jour-là qu’elle peut faire rigoler les autres aux dépens du maître. Du genre sainte-nitouche, avec une veine comique un peu rudimentaire qui lui a valu quelques succès d’estime en famille. Rien de méchant au demeurant : assise au premier rang elle a des fourmis dans les cannes et envie que ça bouge. Elle doit avoir bouclé son turbin. L’envie de s’amuser dérive directement de l’ennui lorsqu’on attend que les autres, les laborieux, aient fini. Recette connue.

Le public : une trentaine de gamins bressans qui n’en ont pas autant vu depuis longtemps, surtout que le rôle de pitre n’est pas dévolu à une fille, normalement. Elle intrigue, ils attendent.

Dans un silence de bon aloi, Monsieur B. écrit longuement et soigneusement au tableau, dans la position de vulnérabilité parfaite de l’enseignant. Plus personne ne se risquerait à ça aujourd’hui, enfin, ça dépend des quartiers. Dans ceux que je connais, on recommande aux professeurs débutants de ne jamais tourner le dos à la classe (dans ce cas, pourquoi laisse-ton les tableaux au mur et la craie chez l’intendant ?). C’est ainsi. Toute tentative d’écrire sur ce fichu machin, même de profil, se solde par une dégelée de petits objets : gommes ou morceaux de gomme, capuchons de stylo lestés de papier mâché ; cartouches d’encre vides ou pleines ; dans les cas les plus durs, gravillons. Si l’on est en compte avec le prof : boulons.

Mais Monsieur B., lui, n’est pas inquiet en ce jour de 57 – ou 58. On lui a livré une classe laborieuse et formatée comme elles le sont toutes à cette époque où le maître est maître. Si quelqu’un s’avisait de lancer quelque chose même de très ténu, ça pourrait chier. La potentialité de représailles sévères, obligatoirement suivies d’une trempe familiale comme validation de l’action magistrale, calme les ardeurs. La marmaille s’auto-réprime de peur que la police s’en mêle.

Mais l’écolière, elle, musarde … Inconsciente du danger elle chuchote en direction de sa voisine qui copie impeccablement le travail, s’applique de ses jolies mains blanches et rebondit peu sur les sollicitations de la rebelle aux nattes bien serrées (ça faisait mal aux tempes !), lui répondant par monosyllabes agacées.

On se hasarde donc à deux trois guignolades silencieuses, une grimace, histoire de tâter la salle ; ça commence à dérider les autres. Les pouces dans les oreilles et les mains qui s’agitent comme des oreilles d’épagneul au-dessus des tresses raides, elle en remet des couches, louche, mime l’effroi de qui est pris sur le fait. L’impunité galvanise l’artiste qui va même jusqu’à se LEVER de son banc.

Monsieur B. ne bronche pas, elle prend de l’aisance, gesticule, imite le maître (tordant) dont l’anglaise impeccable inscrit l’analyse grammaticale blanc sur noir.

Derrière, ça se poile couché sur les tables (quel bon public !). Elle sent monter comme une jubilation d’artiste seule en scène quand le public se met à suivre, voire à anticiper ses rires … quand soudain le maître fait volte-face avec une rapidité insoupçonnée…

Crac ! Monsieur B. fait sévèrement face. Elle est figée comme à «un deux trois soleil», les mains à hauteur de la tête elle fait semblant de se recoiffer, à moitié revenue sur son banc, posée de guingois, elle prend l’air blasé et suave, mais c’est mort. Mort.

Elle se coltine une punition de lignes à copier assez corsée, genre cent unités, que Monsieur B. lui a filée avec un sourire sarcastique en coin. Faut se dégrouiller de la rédiger pour ne pas prolonger la retenue, heureusement les vieux sont assez crédules sur l’heure du retour. On inventera un volontariat de ménage dans la salle de classe.

Monsieur B. est tout de même cool. Il a pris pension chez les parents pour son repas du soir (on tient l’auberge-bistrot au centre du bled) et chaque soir, de cette manière, il passe la soirée à la maison au lieu de moisir dans son logement de fonction glacial et bien trop grand pour ce beau célibataire. La salle de café est aussi la salle de séjour des gamines, au milieu des apéros braillards, des pochetrons tardifs et des belotes avec revanche sur les tapis gras.

L’écolière a un peu les jetons mais l’instit’ ne mouftera pas sur ses prestations interrompues en plein match d’impro. C’est un type qui connaît les règles de survie en système mafieux.

Débitrice, elle lui donne un coup de main le soir pour corriger les cahiers de dictée qu’il trimballe dans son cartable. On se navre ensemble sur les 68 fautes d’une livraison particulièrement poétique qu’elle déchiffre en s’esclaffant : «le vent sans roulette autour de ses jambes … » «les vagent flocounettes … ». La dictée est extraite d’un truc genre «Maria Chapdelaine». Ça décrit quelqu’un qui marche dans une tempête de neige.

Mais le mec, lui, qui a pleuré des larmes de sang en s’attaquant à la transcription de ce texte dans son cahier, sous la belle diction sonore de Monsieur B., il en a cagué visiblement aussi dur que le personnage courbé contre le blizzard dans les solitudes blanches du grand nord canadien, qui ne parviendra jamais à rejoindre son home et finira statufié dans la mort blanche. Le cancre, lui, avait le sens de la survie : en témoignent la force de la plume qui racle profond de la cave au grenier, les ratures, perçages, repentirs, flèches contournées. Son blizzard, à ce potache de CM1, c’était, dans la plaine glaciale de la dictée, ce vent qui "sans roulette(s )"…

Ce type qui a fait 68 fautes, qui pense que le vent peut éventuellement être monté sur roulettes, que vager, verbe du premier groupe, se conjugue au présent de l’indicatif troisième personne du pluriel, et qui a préféré ces magnifiques «flocounettes» aux plates vagues floconneuses, en fait c’est un artiste ! Pourtant, avec Jean B., ce soir-là, on n’est pas loin de le plaindre. C’est la ligue de l’arrogant savoir contre la bienheureuse ignorance paysanne, de l’intellect pur contre le monde rural. Chaissac nous aurait cloués sur un de ses totems !

Elle n’était pas spécialement mauvaise camarade. Plutôt bonasse en faite. Rire des difficultés scolaires de ses condisciples signifiait simplement se ranger à la norme, en avoir compris les arcanes et supposer que tout le monde en était au même point. Son rire était l’expression d’un étonnement sans bornes : comment pouvait-on ne pas savoir écrire le français ?

Comme les maîtres de cette époque, Jean B. faisait coïncider les textes avec les saisons de l’apprentissage. En automne on parlait de feuilles qui tombent, en hiver on trimait dans les congères et la glace. Le printemps venu, gazouillis, bourgeons et fraises des bois enluminaient nos cahiers régénérés.

Les dérapages de la mémoire aidant, elle s’aperçoit, en inscrivant ces anecdotes d’école, qu’elle a superposé au visage de Jean B. dont à vrai dire ne lui restent que peu de traces, celui de l’abbé qui, bien plus tard et ailleurs, lui enseigna l’athéisme. Mais ceci est une autre histoire.

Jean B. illustre ce que nous avions de mieux. Egaré dans cette cambrousse au hasard des mutations, il détonait fortement sur l’imbécillité ambiante. Les autres enseignants étaient souvent gentils, parfois non, mais de toute façon moins modernes, quand ils n'étaient pas fermement ancrés dans un dix-neuvième siècle dont on sait comment il traitait les enfants.

Faut-il décrire la salle de classe ? On l’a vue cent fois dans les films d’époque et les reconstitutions muséales. Aux ventes s’arrachent ces petites tables de chêne ou de noyer auxquelles le banc était solidement fixé (une contention pénible pour les grands formats !), les cartes Vidal-Lablache, les encriers de porcelaine, etc.

L’école du village est une école de village. Tentons plutôt une restitution par les parfums : dans la vaste cour en pente, vent d’automne porteur de brûlis ou de la puanteur persistante des chars de lisier qui passent pour aller engraisser les champs. Délicieuse fragrance des tilleuls annonciateurs de vacances. Odeur crue des feuilles de marronniers qu’on arrache pour se parer ou faire de la fausse salade (les jeux des filles). Affectueux parfum du bois blanc saigné, que les gars de la mairie ont déversé en vrac dans le préau.

Les enfants triment pour ramasser et ranger les bûches le long du mur. Une saison de chauffe, c’est long de mur. Deux ou trois des plus grosses bûches sont mises de côté pour la punition de la pelote. Les enfants bossent pour ramasser les marrons qui sont récupérés par une entreprise (pour en faire quoi ?). Les enfants sont de corvée pour balayer la salle de classe le soir et laver le tableau à grande eau. Odeur bouche-nez de la poussière matée par les huit de l’arrosoir. Odeur nette et rude du savon jaune branché sur une tige de métal à côté des robinets, sensation glaciale de l’eau, mains rouges et crevassées. Remugles des chiottes : extérieurs, leurs portes de bois laissant un jour en haut et en bas, graffitées et rongées. Les chiottes sont parcimonieusement lavés à l’eau, de temps à autre.

Les enfants font les courses et rapportent à la directrice (une grosse, puante, méchante et brutale bonne femme) le lait de la ferme dans son bidon métallique de deux litres. Il arrive que les garçons pissent dedans pendant le trajet, par représailles.

La pelote : sanction corporelle, pourrait-on dire, qui consiste à tourner, pendant toute la durée de la récréation, les mains dans le dos comme menottées, sur un petit sentier creusé de centaines de pieds d’écoliers. Le trajet de la pelote est délimité par deux platanes éloignés d’une vingtaine de mètres. On peut, lorsque les maîtres ont le dos tourné, couper par le travers au droit du troisième arbre à peu près situé au milieu et s’arrêter un peu derrière. La pelote est aggravée, pour les récidivistes ou les vrais durs, du port d’une grosse bûche de bois. Certains enseignants cèdent au sadisme en obligeant les gosses à porter la bûche dans le dos, mais ça ne dure pas longtemps : une sorte de résistance passive fait tomber la bûche si souvent qu’on revient au portage devant.

En interrogeant des villageois de dix ans nos aînés, il a été possible de reconstituer des châtiments plus sophistiqués, heureusement abandonnés à l'heure où nous fréquentions cette école : l’élève, à genoux sur des grains de maïs séché (production locale fort dure), les bras en croix. Sur chaque bras, un dictionnaire. A la chute d’un dictionnaire : claques. Variante : on prend le récalcitrant, on lui colle la tête sur le tableau et on lui rabat violemment sur la tronche le volet mobile dudit tableau, à une, deux, trois reprises. Avantage : moins de fatigue pour un résultat plus senti qu’avec les calottes. Un ancien se souvient d’un gamin qui avait regagné sa place avec l’oreille qui saignait, devenu sourd par la suite. L'école de Jules Ferry, lorsqu'elle s'exerce loin de tout, dans des villages si reculés que les inspecteurs n'y font que de rares apparitions, a droit de vie et presque de mort sur les petits paysans à qui l'on interdit de parler patois même en récréation.

La directrice a des dispositions artistiques. Elle met en scène, quand ça lui prend, une peine singulièrement humiliante pour les garçons dans le contexte de l’époque et du lieu : ils se retrouvent déguisés avec la blouse retournée (boutonnage dans le dos, «à la fille»). La ceinture de la blouse est attachée dans les cheveux. Ainsi travestis, nantis du bandeau de la honte, ils sont placés debout dans la panière à bois au fond de laquelle peuvent rester deux, trois ou une vingtaine de bûches. S’agit de rester debout sur le tas, on est très près du poêle, en hiver c’est particulièrement limite comme scénario.

La directrice a des dispositions pédophiles. Elle met les garçons au cachot, c’est-à-dire à croupetons au fond de la caisse de son bureau. Là, dans l’obscurité et la moiteur puante du jamais lavé, ils peuvent à loisir approfondir leurs connaissances anatomiques. Cette dégradante pratique a pu nourrir certains fantasmes d’écrivains, mais ce sont des fantasmes. En 1958, dans ces contrées, la maîtresse n’est jamais une jeune beauté aux longues jambes gainées de soie et au triangle immaculé de petite culotte bien tendue. C’est une souillon obèse de soixante balais, avec bas à varices et dessous de laine surie. Le comble de l’horreur attend donc les punis du mitard sans compter les coups de pied sournois qu’elle allonge lorsqu’ils se laissent aller à soupirer, ou renifler.

Cette description peu gratifiante de l’école de la république peut déranger, elle n’en est pas moins véridique. Autant pour la nostalgie et la fabrique du crétin !

Encore faut-il préciser qu'il s'agit d'un lieu particulier, d'une époque encore installée dans le siècle précédent (voir Vallès), et de modalités "éducatives" peut-être perpétuées ici à cause de la personnalité nuisible de cette directrice. L'écolière, qui a vu tout de même une palanquée d'établissements scolaires au hasard de la bougeotte familiale, n'a jamais rencontré ailleurs de telles pratiques.