JE ME SOUVIENS UN SUR VINGT

1
Je me souviens de Waldeck Rochet qui avait organisé un meeting dans le café de mes parents. Avant d’avoir vu son nom écrit, j’ai cru un moment qu’il s’appelait Val Décrochet.

20
Je me souviens de Monsieur Diaz, professeur d’histoire-géographie qui m’a fait adorer Napoléon, l’empire, tous les maréchaux et les anticlinaux.

40
Je me souviens du jour où JF Kennedy fut assassiné, et de la surveillante qui est venue nous l’annoncer à l’étude du soir. Elle était surnommée «Louis XIV» à cause de son nez bourbonien et de sa chevelure abondante, longue et bouclée. D’où cette phrase étrange : «C’est Louis Quatorze qui est venue nous annoncer la mort de Kennedy le 22 novembre 1963».

60
Je me souviens des camions Berliet au museau calandré et de l’apparition des poids lourds à cabine avancée, dont notre beau-frère avait acquis un exemplaire, de la marque UNIC aujourd’hui disparue.

80
Je me souviens des Chaussettes Noires, des Chats Sauvages, de Vince Taylor et enfin de Johnny Halliday, mais loin derrière tous les autres.

100
Je me souviens de Richelieu cardinal, de son portrait saturé de rouge par Philippe de Champaigne, qui figurait dans le Lagarde & Michard.

120
Je me souviens d’avoir pensé, en lisant le «je me souviens» n° 120 de Georges Perec, que peut-être celui-ci avait dû un peu tricher parfois pour les rédiger (pas précisément pour celui-ci d’ailleurs), ou peut-être encore, se tromper de temps en temps, et d'avoir éprouvé une sorte d'effroi pour oser penser cela.

140
Je me souviens, avec l’accent de Saône-et-Loire, de «Ne pleurrre pas Jean-nehet-te / Nous te marrrille-rrrons nous te marille-rons ... / Si vous pendez mon Piè-è-rrre … et ainsi de suite» mais impossible de me rappeler en quoi consiste la menace de Jeannette, encore moins avec une rime en «on».

160
Je me souviens des catcheurs célèbres qui me fascinaient dans les années soixante, il y avait surtout l’Ange Blanc et le Bourreau de Béthune.

180
Je me souviens que Steve McQueen ne s’est pas fait doubler dans «La grande évasion» et qu’il a réalisé toutes les cascades, je viens de vérifier : sauf une, et encore, il l'a accompagnée, toujours sur sa moto.

200
Je me souviens qu’il y avait jadis en novembre ou décembre dans notre village une fête locale carillonnée qui devait être plus ou moins religieuse puisque le curé faisait sonner, et qu’on servait dans tous les bistrots, toute la soirée et tard dans la nuit, des marrons grillés et du vin bourru.

220
Je me souviens que dans mon livre d’histoire, on voyait Bernard Palissy, l’air fou, brûlant ses meubles pour pouvoir continuer à faire du feu, mais pour faire cuire quoi déjà ?

240
Je me souviens que dans les bus lyonnais autrefois il y avait deux employés : un conducteur et un receveur à l’arrière dans une cage vitrée, qui tamponnait cartes et tickets, et que la compagnie s’appelait «OTL».

260
Je me souviens toujours trop laborieusement du quatrième d’Action Directe : Nathalie Ménigon, Jean-Marc Rouilland, Joëlle Aubron et … ? Ah oui : un certain Cipriani dont j’ai oublié le prénom. Georges.

280
Je me souviens de la troupe du Théâtre de Bourgogne qui venait donner des représentations jusque dans notre petit village.

300
Je me souviens de John Lee Hooker sur un 33 tours à la pochette de carton mat couleur ivoire avec une guitare dessinée dessus en marron foncé, de l’ensemble qui s’appelait «Folk Blues Orchestra» et du blues qui parle du cheval Stewball, mais impossible, alors que je pouvais à l'époque les citer tous par coeur, de me rappeler aujourd'hui un seul des autres – excellents – musiciens ou un seul des autres titres de cet album historique.

320
Je me souviens du cacao Eleska : «KKO – LSK - CéTesKi».

340
Je me souviens de plusieurs récits désopilants de Sim dans son bouquin «Elle est chouette, ma gueule» entre autres à propos de Jean Nohain et de l’épisode des oranges givrées lors d’un dîner à l’Elysée, à pleurer de rire.

360
Je me souviens d’un pion, au lycée St-Exupéry, dont nous étions toutes amoureuses et qui était un carabin farceur. Un jour en étude, déclarant que son col de chemise le gênait, il nous emprunta des ciseaux et, à notre grande stupéfaction, découpa ledit col puis le jeta dans la corbeille, fait d’armes qui, à l’époque, aurait pu lui valoir d'être congédié.

380
Je me souviens de Ho Chi Minh, du Viet-Minh, du Viet-Cong et de Mr Foster-Dulles.

400
Je me souviens de la longueur de l’office dominical, quand j’attendais que le curé dise «Ite missa est» avec envie de faire pipi.

420
Je me souviens de mon rêve de posséder un cheval ou, à défaut, un poney – ou même un petit âne, et que ce dernier m’a longtemps été promis par mon frère sans qu’il ait jamais tenu cette promesse, obérée il est vrai par le fait qu'il eût fallu faire prendre à la petite bête le bateau depuis l'Algérie, puis remonter la vallée du Rhône ...

440
Je me souviens de : «C’est aujourd’hui diman-an-an-an-cheûh / La fête à ma maman-an-an-an-an / na-na-na roses blan-an-an-an-cheûh … »

460
Je me souviens du duel entre le Bossu et Gonzague et de la redoutable et définitive botte de Nevers : crac, pile entre les sourcils.

480
Je me souviens d'avoir pensé que j’étais complètement folle d’oser pasticher Perec, et en même temps d’avoir envisagé avec un certain vertige toutes les variantes et exercices de style qu’on pourrait imaginer et qu’on a sûrement déjà réalisés à partir de son «Je me souviens».