Les "notes de lecture" ne répondent à aucune urgence éditoriale. On y trouvera des ouvrages publiés il y a longtemps, ou d'autres tout récents. Les notes sont prises lorsque le livre percute. Eclectisme et liberté sont les sains principes qui gouvernent les choix de la lectrice.
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L'OEUVRE DE DIEU, LA PART DU DIABLE
John Irving (Etats-Unis), 1985

Titre original : The Cider House Rules (Le Règlement de la Cidrerie)

Voici, intriquées en un seul gros roman, deux histoires croisées dont les titres anglais et français rendent compte en tirant respectivement la couverture à soi.

L'oeuvre de Dieu, la part du Diable – titre français, nous parle de l'orphelinat de St-Cloud's ; de la vie matérielle, spirituelle, amoureuse de ses orphelins et de ses personnels.

Deux au moins des résidents de St-Cloud's sont les héros absolus de cette histoire : le Dr Wilbur Larch (littéralement : Dr Mélèze) et Homer Wells, orphelin adopté, si l’on peut dire, à la diable par "Saint Larch" et qui deviendra son aide attitré puis quelque chose comme un médecin, mais n'anticipons pas.

On y trouve aussi Melony, orpheline violente et compacte, les nurses Edna et Angela, l'une amoureuse, l'autre non, qui secondent le Dr Larch et nombre d'orphelins tous plus irrésistibles les uns que les autres.

N'oublions pas l'éther, que ce fou de travail de Dr Larch (au sens littéral mais aussi obstétrique du terme) s'envoie en douce dans l'infirmerie sous couleur de faire une petite sieste, discrètement veillé par ses dévouées infirmières. Ethéromane émérite à la main légère, Larch dose sa drogue avec une élégante parcimonie. Il vivra donc jusqu'à un âge très avancé parmi ses orphelins, qu'il bénit chaque soir en les appelant «princes du Maine, rois de Nouvelle-Angleterre». L'éther l'aide à supporter tout le reste, c'est peu dire.

En effet, si Larch accouche avec humanité et modernité les femmes qui viennent «déposer» leurs enfants à l'orphelinat, accomplissant ainsi inlassablement L'Oeuvre de Dieu, il pratique aussi la part du Diable, autrement dit les avortements ; mais avec la même humanité, le même souci d'hygiène et la même science de l'éther grâce à laquelle il met les pauvres femmes, paradoxalement, dans les seules dispositions agréables qu'elles connaîtront peut-être jamais pendant leur chienne de vie en cette fin du XIXe (et première moitié du XXe) dans une Amérique ultra-puritaine.

Homer Wells, orphelin au destin extraordinaire, est le héros dickensien de cette histoire et le débatteur obstiné qui conduit avec Larch une controverse jamais réglée au sujet, précisément, de l'avortement. L'une des nombreuses bonnes raisons de lire ce roman aujourd'hui, est qu'à l'heure où nous révisons ces lignes (août 2012), l'actualité fait rage aux Etats-Unis sur cette question brûlante, un républicain particulièrement avisé n'ayant pas hésité, la semaine dernière, à produire, comme argument anti-avortement, que si la femme était "véritablement violée", son corps refuserait la conception...

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Le titre anglais «The Cider House Rules» rend justice, lui, à l'autre univers du roman : la plantation de pommes et la cidrerie Worthington d'Ocean View, à Heart's Rock, localité voisine mal lotie et rivale de Heart's Haven, bourgade touristique, balnéaire et gâtée de la côte du Maine.

Découvrons l'équipe fidèle des saisonniers noirs d'Ocean View, emmenés par leur capitaine, le mystérieux Mr Rose : un as du couteau, mince, flexible et rapide comme une lame. Le capitaine Rose et ses cueilleurs soumis à son omerta reviennent chaque année et vivent sur l’exploitation, le temps de la récolte, selon leurs propres lois communautaires ignorant superbement le règlement affiché par Olive Worthington, la bienveillante propriétaire de la cidrerie.

Ainsi de l'article interdisant de monter sur le toit. Celui-ci devient dès lors le lieu de toutes les réunions nocturnes où les cueilleurs, assis la tête dans les étoiles, contemplent le soir une vue plurielle, mystérieuse, propre au développement de contes : celle de la roue Ferris tournant sur la ville, une des nombreuses histoires dans l'histoire où l'on voit Mr Rose faire très proprement "le boulot du couteau"...

Quelle probabilité y avait-il que le clan Worthington d'Heart's Rock rencontrât Homer Wells, de St-Cloud's ? Quel doigt futé le romancier a-t-il introduit, à intervalles réguliers, dans ce beau mécanisme pour que tout se détraque, que tout se répare, que tout s'accomplisse, entraînant chacun des personnages dans une révolution parfaite au terme de laquelle l'orphelin Homer Wells bouclera sa boucle personnelle à St-Cloud's après tant d'années d'oubli ?

C'est ce qui ne sera pas dit ici. Pour le découvrir, lisez ce livre enneigé, brumeux, empesé par l’éther et la poussière de bois de la scierie voisine de St-Cloud's ; embaumé par la senteur des pommes pressées, le parfum de la cire des planches du pressoir d'Ocean View, soufflé par les tempêtes du Maine et parfumé de brise de mer.

En cinquante ans, 724 pages, plus 10 de notes éclairantes établies par l'auteur lui-même, vous voyagerez de l'intérieur à la côte, de St-Cloud's à Ocean View et ses pommiers précoces McIntosh ou Gravenstein. Vous rirez parfois (ah, l'odyssée du chef de gare !), vous serez suspendus au suspense, vous pleurerez comme Curly Day, inconsolable orphelin ; vous vous demanderez où vous emmène Irving : apprendre le vélo comme Rose Rose, fille du capitaine des cueilleurs ? Draguer Debra Pettigrew avec Homer au drive-in de Cape Kenneth en regardant un film sur les chameaux et les bédouins ? Explorer le Maine en tous sens, comme Melony, affamée de vengeance à la recherche de Rayon-de-Soleil, son amant infidèle ?

Fin des conjectures. Terminons en donnant à lire, initiative en apparence odieuse, le dernier paragraphe de ce roman parfait ; ce qu’on peut se permettre parce ces lignes ne déflorent rien, qu'au contraire elles doivent donner furieusement envie de lire L'Oeuvre de Dieu, la part du Diable, et qu'elles sont à saluer à l'instar de la dévotion confessée ailleurs par Irving à l'égard de Fitzgerald et de son magistral Gatsby :

«Pour Nurse Edna, qui était amoureuse, et pour Nurse Angela, qui ne l'était pas (mais qui, dans sa sagesse, avait donné leur nom aussi bien à Homer Wells qu'à Fuzzy Stone), il n'existait aucun défaut dans le coeur du Dr Stone ni du Dr Larch : ils étaient – s'il en fut jamais – princes du Maine, rois de Nouvelle-Angleterre.»

Addendum

Le Maine

Pour paraphraser un critique écrivant, du livre de Malcolm Lowry En dessous du Volcan, que « jamais roman ne (lui avait) autant donné soif », nous pourrions dire des ouvrages de John Irving et particulièrement de celui-ci, que jamais roman n’a autant donné envie d'aller séjourner sur la côte Nord-Est des Etats-Unis, de Boston à Portland et plus loin encore, jusqu'à la frontière canadienne en passant par Camden, Kennebunk et autres localités aux toponymes indigènes si exotiques.

D'évidence la puissance d'Irving se ressource à cette côte abondamment décrite dans plusieurs de ses oeuvres : «Toute personne qui a grandi près de l'océan comme moi, dit John Irving, serait capable de déceler une brise de mer en Iowa (s'il en soufflait)».

Comme Yann Queffélec, autre fils de l'Atlantique, John Irving a pris le parti de faire de l'océan un personnage à part entière, dont l'omniprésence iodée, marine et chargée d'embruns ponctue chacune de ses pages.

Un climat glacial peu propice à la baignade, hormis quinze jours dans l'année, les paysages gris bleus d’une côte d'Opale américaine, la description d’habitants policés, cultivés, raffinés, tout doit logiquement nous attirer dans le Maine en espérant qu'un jour, de la haute mer, surgira le bateau blanc de Mr Arbuthnot (pour se procurer cette dernière vision, lire avec la même urgence L’Hôtel New-Hampshire, du même auteur).

Les limericks

On trouve dans ce roman des limericks, que nous définirons d'après les notes fournies par l'auteur, comme «(des poèmes) en cinq vers, toujours comique(s) et absurde(s), aux rimes aabba, dont l'origine se rattache vaguement à la ville de Limerick en Irlande». Wikipédia nous apprend que certains sont grivois, irrévérencieux ou irréligieux.

On peut établir un cousinage inter-générationnel entre cette forme poétique et les lais du Moyen-Age, dont certains, aux histoires scabreuses, peuvent apparaître comme les plagiats par anticipation (selon François Le Lionnais, "Frésident-Pondateur" de l'OuLiPo) des limericks grivois. Ainsi du Lai de la femme maigre qui décrit l'intérieur d'une femme si frêle que la lumière de la bougie, posée près du lit, passe à travers sa peau diaphane et transforme la promenade d'un vit (sans doute pourvu d’un œil) dans son sexe éclairé de rose, en visite d’une cathédrale gothique aux vitraux célestes. Un «pendant» de cette vision se trouve dans le limerick de la femme au vagin tellement vaste qu'il bénéficie d'une acoustique exceptionnelle, au point que l'homme s'y entend éjaculer.

Ne résistons donc pas au plaisir de citer, parmi ceux commentés par Irving, celui-ci :

There was a young man of Bombay
Who fashioned a cunt out of clay
But the heat of his prick
Turned it into a brick
And chaled all his foreskin away

Il était un gars de Bombay
D'argile il fit un con parfait
Mais à la chaleur de sa trique
Le bel objet cuisit en brique
Et son prépuce en fut râpé !

Voilà une belle histoire d’amour à méditer.