Raymond Queneau s'est donné la peine, dans un ouvrage publié en 1947, de raconter 99 fois la même histoire en 99 styles différents. A cette première contrainte il en ajouta d'autres, toutes plus délirantes les unes que les autres (lipogramme, alexandrins, épenthèses, contrepèteries, modern style, etc.).

L'argument de base est le suivant :

Un voyageur monte dans un bus de la ligne S. Sur la plate-forme, il remarque un jeune homme au long cou qui porte un chapeau bizarre entouré d'un galon tressé. Le jeune homme se dispute avec un passager qui lui reproche de lui marcher sur les pieds chaque fois que quelqu'un monte ou descend. Puis il va s'asseoir sur un siège inoccupé. Deux heures plus tard, le voyageur revoit le jeune homme devant la gare Saint-Lazare en grande conversation avec un ami qui lui conseille de faire remonter le bouton supérieur de son pardessus.

---

Voici donc "Quenelle proustine", invention que je viens d'inventer comme dirait Zazie, et qui raconte toujours la même histoire (pas celle du loup dans la bergerie mais celle du jeune homme dans l'autobus), cette fois-ci enrobée dans un pastiche de Proust. On n'a pas eu peur de charger le trait.

Dans l’autobus (quenelle proustine)

Couché de bonne heure la veille, je sortis pour une fois dès le matin sans avoir regardé l'heure. J'attrapai presque au vol un autobus qui passait et me trouvai ainsi plongé sans transition dans le cours incertain d’une journée de janvier dont la lumière blafarde, diffuse et grise ne pouvait laisser deviner, sans que fût accompli l’effort de consulter une horloge et un plan, ni l’heure, ni le lieu géographique précis, encore que la présence, silhouettée glissando, d’un panneau, sur le trottoir que nous venions de quitter, eût dû à la rigueur nous informer que nous étions dans un autobus de la ligne S.

Tandis que celui-ci partait à l’assaut du boulevard, conduit par la main délicate, précieuse et ferme d’un jeune homme à la chevelure savamment désordonnée, véritable torche de flamme éparpillée par le vent, et aux avant-bras blancs couverts d’un fin duvet de la même teinte que ses cheveux, lui donnant l'apparence rêveuse et dorée, dans la lueur laiteuse des environs de midi, de Mercure conduisant le char du jour (sans que celui-ci semblât jamais devoir atteindre à son zénith), j’aperçus un homme que d’abord je pris pour Legrandin à cause de sa taille svelte et de son veston de velours prune gansé de bengaline, à la coupe reconnaissable entre toutes (Legrandin, tout en professant la plus grande indifférence aux bas impératifs vestimentaires, commandait ce type de veste courte chez Worth en cinq exemplaires).

Veston au col duquel, d'ailleurs, on distinguait une lavallière azurée, un détail qui désignait notre voisin de Combray, lorsqu’on l’apercevait dans le contrejour cuivré du crépuscule, arrivant par le fond de la ruelle du côté de Méséglise, aussi sûrement qu’un renseignement des services de l’identité. Mais lorsque je me faufilai entre les passagers dans l’idée de l’aller saluer, cet ensemble complété d'un chapeau mou un peu démodé, portant en guise de ruban une simple tresse, me révéla mon erreur en même temps qu'une toute autre personne : il s'agissait en réalité du plus jeune des fils de Mme de Surgis dont le prénom, dans l’instant, ne me "revenait" pas, selon l'expression qu'affectionnait M. Verdurin.

Mais je ne m’alarmai pas. Car notre mémoire immédiate, si elle travaille souvent contre notre volonté de nommer, n’est jamais si pugnace qu’un effort d’accommodation, comme on ferait pour adapter la vue à de nouveaux verres, ne puisse venir à bout de l’oubli momentané d’un nom de lieu, de personne.

Justement, tandis que je m’adressais ces réflexions tout en progressant vers l'avant du véhicule, je distinguai cette fois en pleine clarté – non celle du jour, qui décidément demeurerait voilé jusqu’à la fin – mais comme nimbé dans une gloire produite par mon effort de remémoration, le visage aimable à la carnation rosâtre, translucide et piquetée d’innombrables et régulières éphélides, de Victurnien de Surgis-le-Duc, en même temps que son prénom se fixait de nouveau (cette fois définitivement) dans mon esprit, ayant vaincu plusieurs obstacles placés là sans doute par mon cerveau sans cesse occupé de choses diverses, toutes plus futiles les unes que les autres, dans le but de l’oublier au profit de quelque autre notion jugée plus urgente, et qu'une autre partie de mon investigation mentale s'attachait à comprendre ce qu'un jeune noble nanti de plusieurs calèches et même d'une automobile, pouvait bien faire dans ce moyen de transport démocratique et populaire : l'autobus.

Le jeune Surgis, armé d’un long cou, portait la tête légèrement en arrière à la manière de Legrandin, ce qui avait été cause de ma confusion. A l’instant de le héler, j’en fus dispensé par une altercation sans gravité opposant Victurnien à un homme agrippé comme lui aux poignées de cuir qui, dans les nouveaux autobus de la RATP, ont été disposées ici et là pour éviter aux passagers d’être ballotés. J’entendis ceci : «dites, vous me marchez sur les pieds», mais prononcé d’une voix douce, sans l’acrimonie qui caractérise habituellement ce type d’apostrophe.

Le jeune homme ne m’avait pas encore aperçu. Renonçant à m’approcher, car à cet instant ma curiosité avait pris le dessus sur toute exigence d’urbanité, je pus me soustraire à son regard en me faisant un rempart du dos, massif et crayeux comme une falaise du pays de Caux, d’une personne corpulente sanglée dans un mantelet de cheviotte mauve pâle surmonté d’une imposante capeline vernie à reflets bleuâtres qui semblait le toit luisant d’ardoises, sous un ciel d’averse, de la maison de plaisir de Maineville-la-Teinturière, érigée elle aussi au sommet d’une éminence mais presque moins volumineuse que celle qui, en ce moment posée devant moi, me servait tout à la fois d’abri et de poste d’observation.

Ainsi dissimulé, je tentai de saisir la teneur de ce qui me semblait être une de ces conversations codées, comme écrites à l’avance, telles qu’eût pu en tenir M. de Charlus avec les jeunes gens qu’il feignait tout d’abord de snober, ou avec lesquels il échangeait des propos dénués de sens pour le profane, lequel ignorait qu’ils constituaient une entrée en matière et surtout, visaient à s’assurer de la bonne marche de la conquête éperdue de ces éphèbes que le baron prenait sous le feu roulant de son ironie jupitérienne avant de laisser voir, succombant à leur charme juvénile et succédant à ses airs de matamore des anciennes provinces, comme dans une sorte d’illusion photographique, le visage nu et suppliant d’une vieille femme attendrie et fardée de 1915.

Je compris alors que Victurnien de Surgis faisait partie de la coterie à laquelle le baron de Charlus se fût défendu avec la dernière vigueur d’appartenir, s’il avait seulement imaginé que je l’en soupçonnasse, affront qu’il eût voulu aussitôt laver dans mon sang au cours d’un duel agencé par lui, comme tout ce qu’il faisait, dans une dramaturgie pourpre, exacerbée, complexe et wagnérienne.

La suite de ce bref échange ne laissait pourtant aucun doute. L’accusé d’écrasement podologique, sans s’offusquer, fit un clin d’œil affreusement coquin au jeune Surgis rosissant et alla s'asseoir. Celui-ci aussitôt, comme à un signal, demanda l’arrêt, sauta gracieusement de l’autobus et disparut à ma vue.

Ma course terminée, comme je revenais à pied, quelques deux heures plus tard, longeant la rue de Rome, je le retrouvai là en conversation avec un autre individu d’âge et de stature comparables.

Or, au moment où je m’approchais cette fois franchement, dans l’impossibilité où je me trouvais d’échapper une deuxième fois à l’obligation de le saluer et ne voulant pas, par un évitement artificiel, lui donner à voir que j’avais compris de quoi il retournait, Victurnien de Surgis pivota sur les talons dans ma direction, composant illico sur son visage, que j’avais pu distinguer, une seconde plus tôt, empourpré par le désir et la confusion, l’air enchanté, ravi, content de celui que votre rencontre vient combler au-delà de tous ses désirs. Or, il ne pouvait en être ainsi, car nous n’étions que de vagues connaissances. Aussi attribuai-je, sans risque de me tromper, cette mimique à sa volonté farouche de me donner le change par une de ces petites comédies qui ne convainquent habituellement que celui qui s'y adonne mais non point le spectateur auquel elle est destinée et qui, lui, a saisi d'un seul coup d'oeil et la composition du tableau, et sa raison d'être.

Dans le même temps, par un mouvement concomitant semblable à celui des automates de l’horloge de Strasbourg, l’individu qui tenait Surgis familièrement par la boutonnière de son veston, le lâcha, lui causant un léger déséquilibre, et le quitta brusquement après avoir prononcé ces mots énigmatiques : « mon cher, il faudrait demander à ton tailleur d’ajouter un bouton en haut de ce paletot ».

Au reste, de telles scènes, lorsqu’elles se produisent, etc.

In Sorgho et mots d’hommes
Perche retendue à la Duchère, livre IV