(Rubrique cinéma des aoûtiens)

Quand tout dans la ville, absolument tout, est imprégné de la même chaleur, jusqu’aux plus petits buissons aux feuilles recuites ; quand les masses d’air propulsées par les corps sont élevées à une température plus élevée encore et s’entrechoquent, produisant davantage de sueur… Quand ces corps humides rejettent leurs effluves salés dans la rame bondée d’un métro qui multiplie les arrêts «en raison d’un incident technique» (suicide par excès d’été ? Bagarre comme un éclair de chaleur ?), métro dont la climatisation ronfle de manière inquiétante sans rafraîchir l’ambiance. Quand traverser une place devient une marche harassante vers un arbre, puis un autre, pour cheminer malgré tout à l’abri d’un soleil impavide qui n’a plus rien d’une bénédiction, mais tout de la préfiguration de l’enfer, image auprès de laquelle les chaudrons bouillants brassés par des diables cornus font figures d’aimables piscines surveillées par de bénins chippendales...

Lorsqu’enfin vous êtes sur le point de pleurer de fatigue : fatigue de se retourner sur son matelas surchauffé, fatigue de s’endormir, de se réveiller ; de sortir de la douche aussi suante qu’en y entrant ; fatigue d’affronter le dehors ou de subir le dedans… Lorsqu’un site de météo locale absolument cynique vous annonce le même scénario pour les dix jours à venir, à ce moment-là, oui, celle qui a trois ronds en poche est chanceuse : le cinéma lui est ouvert.

***

Elle se dirige donc d’un pas pesant vers le métro (encore !), arrachant chacune de ses semelles au sol liquide. La chaleur a gagné le premier niveau de la station. La rame est à l’arrêt un peu trop longtemps. Les passagers se dévisagent. Elle attend, posée sur le velours synthétique (du velours !! par ce temps !) de ce siège trop étroit qui vous impose le bras moite de votre voisin et la pression de sa cuisse aussi agréable qu’un jambon périmé et bien plus poisseuse. La voix dans les haut-parleurs indique un nouvel arrêt « pour incident etc. » ; trois minutes plus tard, avec une intonation plus basse, un peu lasse : «une personne a traversé la voie à la station Mermoz ».

Elle est traversée, elle, par la vision fugace et christique d’un mec marchant non pas sur l’eau (de l’eau !!) mais sur l’air brûlant, entre deux quais. La voix n’a pas dit s’il a sauté comme un yamakasi ou s’il est simplement descendu puis remonté sur le quai d’en face, scintillant au passage sur les rails électrifiés, auréolé de rayons violets fluorescents, porteur d’un feu d’artifice dans les chuintements de sa chair brûlée, mais ressuscité ! La voix n’a pas dit si la personne qui a traversé est encore en vie.

Les passagers du métro, eux, sont bien vivants. Ils maudissent Dieu chacun dans sa langue et dans sa religion, mais en silence. Même le silence est pesant et chauffe les consciences.

Elle doit ensuite attendre le tram dix minutes dans un souterrain puant sous la gare SNCF, au milieu de clochards exténués mais encore assez énergiques pour engueuler on ne sait qui. Humains réduits a quia, auxquels l’alcool tient lieu de rafraîchissement tout en décuplant leur puanteur. En face, un type vautré dans un fauteuil roulant, vêtements chiffonnés, marqués des lignes blanches de sa transpiration, jambes nues et difformes à partir de rotules proéminentes ; les pieds ne sont pas terminés, les jambes orientent le segment final et son moignon vers l’extérieur, l’une d’elles est croisée anormalement haut sur la cuisse. Il est impossible de le regarder, impossible de ne pas le voir. Le visage est assez beau, le haut du corps plutôt harmonieux, musclé. Probablement un Rom. On le redresse mentalement sur le fauteuil, on voudrait l’emmener dans une piscine, l’arroser d’eau fraîche, le savonner, le raser, le baigner ; lui fournir des vêtements propres, repassés, confortables.

La métamorphose ayant échoué, on détourne la tête poliment. Arrive une famille complète d’obèses dont les shorts aux imprimés criards baillent en laissant voir des caleçons ou culottes aux imprimés fatigués, dont les tee-shirts trop courts aux imprimés vulgaires ne dissimulent pas totalement les bedaines blanchâtres. Chaussés (?) de tongs, ils traînent les pieds "à dix heures dix". Les enfants suçottent l’embouchure de maxi-bouteilles de boissons sucrées. Il s’agit de se propulser vers la voiture suivante pour éviter la surchauffe.

Arrive le tram, agréablement frais, presque trop.

***

Le cinéma, enfin : ne cherchons pas à nier qu’on est venue pour se mettre au frais dans un fauteuil confortable pendant une heure trente. Tout le monde se rue sur le film qui tourne là, maintenant, dans cinq minutes et personne ne prétendra l’avoir choisi. Dans la salle, huit personnes.

Broken (*), voilà ce qu’elle va voir pendant ce moment béni, sursis et temps suspendu … Si c’est un navet, on dormira.

Elle s’installe.

Ce n’est pas un navet, c’est pire ! Le genre de film où l’on ne s’endort pas parce qu’on passe le temps à se demander jusqu’où ça ira ! Des acteurs exceptionnels (ah, Tim Roth, désolé du début à la fin ! Eloïse Laurence, une révélation ! Rory Kinnear impeccable en coléreux survolté, Robert Emms qui s’en prend plein sa belle petite gueule à longueur de pelloche …) servent impeccablement, en faisant tout leur possible, en y réussissant d'ailleurs assez bien, le boulot d’un scénariste qui semble avoir craint qu’il n’y ait jamais assez de sauce et d’un réalisateur qui lui emboîte le pas en multipliant les images signifiantes. Lourdement signifiantes...

En cuisine, ça pourrait se traduire par un repas composé d’une salade de pommes de terre mayonnaise, suivie d’un bœuf en daube/frites, précédant un gratin dauphinois, un plateau de fromages à pâte fermentée et des œufs en neige. Avec un quatre-quarts en accompagnement. Ainsi la musique est-elle bonne, les images belles, les cadrages intéressants ; quelques trouvailles scéniques permettent de suivre avec un certain plaisir, du moins au cours de la première demi-heure, les aventures chorales de ces voisins dont chacun résonne sur l’autre (au propre et au figuré).

Mais le scénario, bon sang ! L’avant-dernière image d’un type debout avec un seau à la main semble s’éterniser sur l’écran pour recueillir les larmes des spectateurs (mais nous restons secs et sans voix). Puis le plan final (petite fille en réanimation qui se réveille) nous réveille aussi. Le générique défilant à quatre-vingt dix à l’heure ne permet pas d'épingler les responsables, faudra faire des recherches en rentrant.

Broken c'est l’histoire d’une fillette à qui surviennent des calamités en nombre si impressionnant qu’il serait peut-être vain de les lister ? On ne résiste pas, tout de même, à une tentative de récit.

Alors voilà : cette petite fille est atteinte d’un diabète de type 1. Elle voit l'un de ses voisins, totalement déjanté, agresser gravement un jeune un peu demeuré à qui elle vient justement de dire deux mots gentils en rentrant chez elle. Par la suite, elle est bizutée dans son collège et bastonnée d’importance par deux gamines super vulgaires qui sont, comme ça se trouve, les filles du colérique. Le super papa de la petite fille (Tim Roth) élève seul ses deux enfants car il a été largué par leur mère qui a de surcroît totalement abandonné les mouflets au passage. Le frangin délinque comme il peut ; il s’envoie, sous les yeux de sa soeur qui a déjà pu assister à une fellation dans une scène précédente, une des gamines super vulgaires et tabasseuses, filles de l’excité (on suit, là ?).

La gouvernante des enfants de Tim Roth (désolé ...) se fait plaquer par son amant irascible et se tourne vers les bras de super-papa, ce qui pousse la petite fille, dont le meilleur ami pendant ce temps déménage, et qui de ce fait touche le fond de la tristesse et de la révolte, à commettre de telles imprudences qu’elle échoue au terme d'une micro-fugue dans la demeure sinistrée du jeune voisin demeuré qui vient d’assassiner papa et maman et finit lui-même dans le sang entre les cadavres de ses géniteurs, sans qu'on puisse bien démêler qui a tué qui.

La petite fille, séquestrée par ce fou qui toutefois ne fera rien de plus grave que de lui pleurer dessus, est victime d'un énorme gravissime coma diabétique et convulse pendant de longues heures (vraiment longues), jusqu’à ce que le voisin déjanté, qui sortait justement de taule après une deuxième agression, mais attention : sortie avec permission spéciale parce que sa fille à lui vient de mourir après un avortement bâclé et clandestin, le voisin donc, voit le cadavre du père de l’autre (le jeune demeuré) sortir de la maison en se tenant la tête. Pas tout à fait mort, en fait : un peu comme les canards décapités qui piquent un sprint dans la cour de la ferme, d'après ce qu'on dit.

Ça permet au voisin déjanté de faire la belle, la bonne action qui rachètera son caractère coléreux et ses agressions précédentes : le voilà qui se rue au secours de la petite fille, bientôt emportée aux urgences où elle est veillée par son très bon papa (Tim Roth, super super désolé de bout en bout). Dans le coma, elle hésite entre mourir et vivre au fil d’une interminable scène de guimauve onirique où le jeune demeuré, mort tout frais, tente de l’attirer au paradis, inexplicablement vêtu d’une salopette et tenant à la main le fameux seau (ah si, c’est parce qu’au début du film il lavait une voiture. On vous a dit : que des images lourdes de signification). Mais heureusement, la petite fille entend la voix de son papa qui l’appelle (Tim Roth etc.) et elle choisit devinez quoi ? La vie ! Musique et générique de fin, la petite fille sautille et danse sur un chemin lumineux.

Sachant que ce qui précède n’est qu’un échantillon des péripéties imaginées par ce scénariste fou, qu’on a passé sous silence mille rebondissements et personnages secondaires tous plus primesautiers les uns que les autres, faites-vous une idée. A titre d’ultime exemple, citons le cas du petit ami de la fillette qui résume sobrement sa vie lorsqu’ils font connaissance : il est élevé par sa tante, car son père, sa mère et son frère ont péri dans l'incendie de leur maison. «Mais», précise ce garçon rassurant : «je m’en fous parce que j’avais cinq, six ans quand c’est arrivé». On rêve devant l'image d'enfance insouciante que produit cette étrange réplique.

Une heure et demie plus tard, poussons la porte de sortie, un peu hébétée. Le trottoir a été maintenu à quarante degrés par des démons facétieux ; il apparaît toujours aussi sale, jonché de détritus que les employés de la propreté balaieront demain matin en soupirant sous leurs grosses vestes de coutil. L’air produit sans surprise un souffle brûlant, mâtiné d’un vent de sud qui n’apporte nulle fraîcheur mais brasse les remugles de la ville et chasse les emballages vides vers la chaussée.

***

Le tram, de nouveau. Elle le prend dans le sens de la banlieue pour se payer un supplément d’air froid ; par coquetterie, elle drape une écharpe de coton sur ses épaules nues et son décolleté. Il y a, neuf stations plus loin, une correspondance avec le métro-qui-s’arrête-tout-le-temps et qui la ramènera vers son point de départ. C’est un trajet long, peu rationnel, mais qu’importe. Elle est assise, il fait bon. Le temps est toujours immobile, elle en a à revendre avant de regagner son immeuble de carton bouilli.

A la descente du tram, l’orage se déchaîne soudain et détrempe : ses vêtements, ses cheveux, ses lunettes, le contenu de son sac (dossiers et agenda compris). Toutefois elle gagne, sans se presser sous la tiède et brutale radée, la station de métro illuminée, pour fêter son arrivée, par un éclair livide dont les mille ramifications zèbrent tout l’est lyonnais.

Dans la rame, son arrivée est remarquée. Les autres sont sortis directement de centres commerciaux jusqu’au métro en sous-sol ; ils ne savent pas que dehors, ça gronde et ça ruisselle. Assise sagement, enveloppée de son écharpe trempée qui imprègne vêtements, dessous, peau... Serrant son sac rincé, laissant dégoutter le bas de ses pantalons sur ses nu-pieds, elle médite sur cet intermède bienvenu qui va faire redescendre la température nocturne de 36 à 28 degrés et inaugure la fin du calvaire.

Bon week-end ! Allez au cinéma ! Allez voir Holy Motors, veine géniale de Carax, ou préparez-vous pour la sortie du prochain Gondry (The We and the I, début septembre, bande-annonce prometteuse).

Pour une description efficace et définitive des étés lyonnais, relisez l’Enfer, de René Belletto (réédité chez Folio en 2007)

(*) Broken, film de Rufus Norris, scénario Mark O’Rowe d’après Daniel Clay