Qu’est-ce que « A la recherche du Temps perdu », de Marcel Proust ?

Sept tomes de relevés météorologiques concernant le quart nord-ouest de la France, établis sur une quarantaine d’années entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, avec citation scrupuleuse des températures, vents, précipitations, floraisons et pics polliniques, épisodes neigeux, pluvieux, heures de lever et de coucher du soleil, de la lune …

Une étude clinique sur le sommeil bourrée d’erreurs et entachée d’une subjectivité contraire à la méthode scientifique, mais comportant nombre de notations originales et justes, en particulier sur le rêve et le sommeil paradoxal.

Un interminable autoportrait complaisant, dans lequel le Narrateur (alias l’Auteur) ne se mouche pas avec la cuiller.

Un interminable autoportrait vachard et sans complaisance, dans lequel le Narrateur est habillé chaudement pour l’hiver par l’Auteur, qui n’y va pas avec le dos du coude.

Une remarquable étude de cas dans le domaine du lien mère-enfant.

Une observation ethno-sociologique des modes vestimentaire, architecturale, littéraire, théâtrale, musicale, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, avec une prédilection pour les tissus.

Une suite d’essais critiques en littérature, peinture et musique, enclos dans un continuum autobiographique (mal) déguisé.

Une « masterclass » de littérature disséminée dans un roman à l’eau de rose dont les ramifications, parfois insupportables, s’étendent comme celles d’un buisson d’épines blanches dans les chemins de Combray ou de Méséglise.

Une exploration fouillée de l’homosexualité masculine à Paris et en Normandie vers 1900, avec cartographie des lieux de plaisir, description des milieux, scènes de vie, habitus, mais sans le moindre début d’amorce de coming out de la part du Narrateur.

Une gigantesque scène ouverte sur trois lieux : Paris, Illiers-Combray et Cabourg-Balbec, avec plus de 300 protagonistes (plus de 400 en fait, comédiens et figurants compris), pour une comédie musicale inoubliable.

Le livre N° 2 dans le classement des «cent livres du siècle». Le livre n° 1 est l’Etranger, de Camus. Mieux vaut ne pas consulter la liste, y découvrir quels livres sont classés et noter au passage : douze pour cent de femmes.

Un corpus richissime d’occurrences relatives aux couleurs. En particulier à la couleur mauve, au reflet et aux différentes combinaisons de ces deux éléments.

Une suite poétique envoûtante comme un conte des quelque dix-sept mille nuits pendant lesquelles l’auteur ne s’est pas toujours couché de bonne heure.

L’histoire, légèrement brodée à la lanterne magique sur les boutons de porte, de Geneviève de Brabant et de Golo le traître.

Une tentative poignante d’analyse du deuil à partir de l’expérience personnelle trois fois recommencée, de la perte d’êtres essentiels pour l’auteur : sa grand-mère, sa mère et son ami. Beaucoup pour une jeune vie.

Une suite de pièges grammaticaux et syntaxiques parfois combinés, qui apparente la lecture de la Recherche à une progression, machette entre les dents, dans la jungle la plus luxuriante.

Une autre réflexion sur la question juive qui n'est pas un plagiat par anticipation de JP Sartre.

Une illustration des ravages de l’amour en 4 volumes de la Pléiade qui amène à citer approximativement Lacan : «l’amour, c’est offrir à quelqu’un qui n’en veut pas, quelque chose que l’on n’a pas».

Une démarche d’accès à l’universel à partir d’un individu sujet, inlassablement regardé sous la lame du même microscope, mais sous une lumière variable déclinée dans toutes ses nuances.

Un enchaînement de scènes toutes plus délicieuses, gondolantes et cruelles les unes que les autres, surtout lorsqu’elles sont situées dans l’un des salons fréquentés et décrits par le narrateur.

Une publication médicale très intéressante, quoique émaillée de digressions, et qui en a occasionné d’autres, sur l’asthme et ses conséquences en littérature, les traitements et les expériences cliniques de l’époque, en tout quelques 2400 pages.

Un digest des théories de l’art militaire en vigueur avant la première guerre mondiale.

Un roman, un vrai, dont personne n’est fichu de citer le nombre de pages exact, c’est toujours «quelques 2400 pages».

Un roman numérisé en 1588 pages (mais que s’est-il donc passé lors du processus de numérisation ?).

La plus grande collection au monde de phrases obéissant à la règle des «trois machins» (trois noms, trois adjectifs, trois locutions …). Faites un test : ouvrez n’importe où, vous en trouverez obligatoirement un exemple, parfois en tirs groupés. Collection dans laquelle la règle des trois machins subit parfois une inflation non maîtrisée : «(…) je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.»

Une construction oulipienne regrettablement non répertoriée – mais c’est réparable – qui relate l’histoire de la diplomatie européenne entre 1871 et 1914 à partir d'une contrainte consistant à utiliser uniquement des banalités, clichés, idées reçues, platitudes, poncifs, stéréotypes, tartes à la crème, le tout rédigé à la perfection par la voix d’un personnage-prétexte créé, de toute évidence, exclusivement dans ce but : l’ambassadeur Norpois.

Un texte sexiste où la galerie de portraits féminins est dans l’ensemble, navrante et le plus souvent, assassine.

Une palette de couleurs infinie, avec variateurs d’intensité très précis, le vrai nuancier du diable.

Quelques 2400 pages dans lesquelles on cherche, à la dixième lecture (en cachant, sous une désinvolture de surface, un acharnement désespéré), non le temps perdu, mais la possibilité de coincer l’auteur sur des tournures grammaticales erronées ou des fautes de ponctuation : attention, chantier en cours, ralentir.

Un catalogue des robes de Fortuny et de Poiret, avec accessoires et détails de toilette.

La création d’une famille virtuelle incroyable dont le lecteur averti peut situer chaque membre dans sa généalogie littéraire et ses liens de cousinage.

Un long poème en prose médité en regardant ballotter les mouettes sur la crête des vagues.

La première guerre mondiale, vue de l’arrière.

Une suite assez curieuse de tentatives le plus souvent passablement téléphonées pour amener, parfois à l’aide de plusieurs pages, montages romanesques, création de personnages secondaires, une chute, une bonne histoire, un mot spirituel. Proust, gagman visionnaire ou lecteur inspiré du Vermot ?

Une fine observation des mœurs ancillaires dans les familles bourgeoises à la fin du XIXe siècle.

La vie et l’œuvre du baron de Charlus : sa généalogie, ses amours, ses excès, son rôle mondain, sa vieillesse et sa triste fin.

Un tissu d’affirmations culottées sur tout un tas de sujets, assénées avec le plus grand sérieux !

Un ensemble rigoureux dans son projet mais où l'on pourra trouver, comme autant d'amusantes truffes littéraires, des anachronismes qui font mourir par exemple tel personnage à la page tant, pour le voir bizarrement ressuscité et prenant le thé dans un salon du Faubourg, quelques pages plus loin, ou des fulgurances temporelles amenant la neige et le brouillard en été, etc.

Quelques 2400 pages passablement torturées par nombre de lectures nocturnes, pages tombées de fatigue, détachées par l’usure, dentelées de vieillesse, retrouvées parfois sous l’oreiller voire sous le lit, inlassablement défroissées, reclassées, réinsérées parmi leur cortège de semblables brunies par l’âge des vieux « poche » dépareillés où elles s’éparpillent comme si certains tomes avaient été lus sous le niveau de la mer, livres épuisés au dos décollé, fendillé, collection disparates d’éditions différentes aux notes mille fois consultées sans que jamais l’on ait pu mémoriser quoi que ce soit, mais ensemble cohérent au sein duquel on peut retrouver un passage précis en moins de dix minutes.

Le roman d’un roman.

Un théâtre très subtil de la cruauté.

Un machin proprement incroyable.

Etc.