La récitation

Les rougezos sont une création personnelle que je me suis offerte en toute gratuité, alors qu’en CM2 nous apprenions le Dormeur du Val.

Bien que ce poème, calligraphié sur le « cahier de récitation » et dont chaque partie nous avait été de surcroît dûment explicitée par le maître, eût dû me paraître limpide, une liaison difficile m’en gâchait la récitation et me faisait invariablement achopper, comme un cheval rétif, toujours au même obstacle, alors que je me considérais sans modestie comme la championne des liaisons et que je ressentais leur absence, dans les prestations de mes camarades de classe, de manière presque douloureuse, au point que la plupart du temps je les leur soufflais discrètement.

Oui, j’étais une puriste et le suis restée au-delà du raisonnable et de mes propres possibilités. Mais là, Rimbaud me proposait trop de difficultés à la fois et je calais. Il y avait ces rejets : Accrochant – D’argent – Luit – Dort – Sourirait – Tranquille, et l’impossibilité, sauf à vider le sens et donc les étriers, de trouver appui sur la césure à l'hémistiche, qui demeure la roue de secours rythmique et mémorielle de tout potache qui se respecte, comme par exemple dans :

E – che – ve – lé – li – VI - DAU – mi – lieu – des – tem - pêt'
Ca – ïn na – na – na – na, vê - tus - de - peau – de – bêt'...

Il me manque quelques paroles, mais je suis sûre de l’air.

Chez ce dormeur juvénile au contraire, embusqués derrière l’ultime rejet qui sonnait la fin du poème et mettait la dernière touche au tableau : « Tranquille », les rougezos flamboyaient comme deux signaux à déchiffrer, deux yeux ardents ouverts à même la chair pâle du soldat. Pourtant je savais bien qu’il ne fallait pas les écrire ainsi, qu’en réalité cela ne servait à rien de retarder le moment où le rouge du sang, les trous des blessures, achèveraient de dessiner l’inéluctable mort du petit troufion en uniforme cobalt et garance... Mais rien à faire. Si j'orthographiais mentalement "trous rouges au côté droit", je récitais "trous rougeauds côté droit". J'optai donc, à titre de sauvegarde, pour "il a deux trous / rougezos / côté droit."

Décryptage

Je ne suis pas sûre de la chronologie. Mais, vu d'aujourd'hui et de ma mémoire encombrée, il existe une corrélation sinistre entre le blessé du val (qui dans mon esprit n'a jamais voulu mourir tout à fait, car je gardais le secret espoir de le voir s'éveiller et s'étirer dans son creux de mousse comme nous le faisions pendant nos jeux enfantins de guerre, après être tombés "pour de faux") et les cercueils plombés qu'on nous ramena, contenant les cadavres de deux garçons du village tombés en Algérie.

Ces corps décomposés de retour après un long voyage avaient été de jeunes hommes vivants dont on avait fêté la conscription dans le café de nos parents… L'un d'entre eux me faisait réciter mes tables de multiplication pendant qu'il buvait l'apéro – on le surnommait Mickey, je ne sais plus pourquoi. Corps qui, déchargés après des jours de bateau et de camion, une fois posés dans l'église et croulant sous les fleurs, répandirent une odeur atroce que ne masquait nul encens : l'odeur de la charogne qui vous reste longtemps au fond des sinus et dont le souvenir encore pue.

C’est pourquoi aujourd’hui encore les rougezos, éléments essentiels d’un véhicule tout terrain qui me permettait de m’extirper, la tête haute, de ce val mousseux où rôdait la mort, résonnent lorsque je relis le « Dormeur » :

«Tran – qui – li - la – deux - trous rou – ge —zos – cô – té - droit.»

La blessure refermée

A propos, ne trouvez-vous pas bizarres ces deux trous rouges au côté droit ? N’eût-il pas été plus logique d’imaginer les balles touchant le soldat en plein cœur, c’est-à-dire à gauche ?

D'un point de vue anatomo-physiologique, d’ailleurs, des trous situés à droite n’eussent-ils pas occasionné une mort lente, haute en souffrances et d'une couleur différente : perforations du foie, de l’estomac, de l’intestin grêle, donc hémorragie de sang noir et non rouge ? Le défunt ne se fût-il point alors allongé sur le côté, voire recroquevillé en position fœtale, comme l'indiquent les manuels de médecine prodigues en détails croustillants ? Au contraire, son aspect paisible et sa position, étendu sur le dos comme pour une sieste, suggèrent qu’il est mort sur le coup sans avoir eu le temps de voir venir, au point qu’un sourire est resté figé sur son visage.

D’autre part, deux trous nets font supposer qu’on l’a canardé peut-être au pistolet de cavalerie. Car avec les tromblons de l’époque, il ne serait resté que de la charpie, forcément ce serait moins poétique … Enfin, la majorité étant droitière, un tir d’aplomb face au soldat et pas trop rapproché aurait dû logiquement le toucher à gauche. A moins que le recul...

Ou alors, un étripage à la baïonnette ? Dans ce cas les plaies ne seraient pas en forme de trou, mais d’étoile ! Après ça je ne vois que le sabre. Rimbaud ne dit pas si les trous étaient cylindriques ou en forme de boutonnière.

Enfin, si Rimbaud se fût piqué de balistique ou de science armurière (ce qui lui advint, mais plus tard, alors qu'il ne s'occupait plus de poésie mais de commerce), il eût dû non seulement déplacer la blessure, mais encore trouver une rime avec « gauche ». Or ce « côté droit » du dernier vers est balancé par le « froid » du vers 11, ce qui, soit dit en passant, suggère la rigidité cadavérique, laquelle ne cadre pas avec la posture détendue du troufion mort, mais apporte un contraste idéal avec « Nature, berce-le chaudement ». Tout s’enchaîne. Avec gauche, il y aurait bien eu «fauche» ou «chevauche», mais une chose en entraînant une autre, ça devient une histoire différente.

Non, décidément, dans cette belle et triste histoire d'un soldat qui fait la sieste, rien ne se tient. Et pourtant ça tient si bien ensemble...

Pour finir, je crois que Rimbaud, en écrivant son Dormeur, a visualisé son poème comme un tableau, en commettant l’erreur commune dite du miroir, ce qui a situé la blessure du côté droit de son point de vue à lui, c’est-à-dire en réalité sur le flanc gauche du soldat. Et si Rimbaud était gaucher ?

Autant de spéculations oiseuses qui ne font que tenter de tenir à distance l’angoisse, portée sur les ailes vibratiles des rougezos, que me procure encore aujourd’hui ce lent travelling rythmé de la beauté vers l’horreur, autant de supputations qui ne ressusciteront pas le pauvre troufion dans son val ardennais.

Laissons donc reposer le soldat qui dort dans le soleil, la main sur la poitrine, et briller les deux rougezos dans le frais cresson bleu.

Le poème

C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font plus frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Le Dormeur du Val
Arthur Rimbaud, Oeuvres - éd. Aux Quais de Paris, Librairie Mireille Ceni, 1958