Quand on t’octroie généreusement huit mètres carrés pour te balader, un sol de briques rompues, de bois plein d’échardes et de caillasses coupantes sur quoi tu es censée danser pieds nus.

Quand tu dois partager ces huit mètres carrés avec une quinzaine d’excités de tous acabits, la plupart armés jusqu’aux dents et n’ayant rien à perdre.

Quand, avant ça, tu as erré pendant trente années entre la rue de Rivoli et le Pont-Neuf qui justement se fait vieux, en doublant la pointe de la Cité pour atterrir à Vaugirard par la Rue du Four.

Quand tu fais le gros dos pendant que les canons prussiens bombardent tes compatriotes sans que tu puisses monter à l’assaut malgré ton violent désir d'y aller.

Que tu pointes le nez dehors pour apprendre que tu dois refaire le chemin en sens inverse et regagner le Faubourg, ou du moins les Tuileries.

Quand après ça on te fout la paix ; que tu deviens centenaire sans que le moindre de tes os te semble avoir vieilli, au contraire.

Quand deux autres guerres te passent dessus et que tu continues vaillamment à te dresser au milieu des bombes sans que rien de fâcheux ne t’advienne.

Quand tu sens au contraire des impatiences dans tes jambes et qu’autour de toi ça remue aussi et ça s'ébroue dans un grand mouvement populaire qui bientôt te dépasse et te porte.

Quand tu te retrouves à montrer la route, exhortant les autres à ne point faiblir.

Quand tu t’aperçois que tu foules aux pieds les cadavres de ceux qui marchaient à tes côtés juste avant qu’on t’enferme sur ce quadrilatère.

Quand le mouvement se ralentit et que tu t’arrêtes, attendant les autres, ceux qui marchent encore.

Quand tu te trouves immobile, toi qui voulais continuer, chacun de tes mouvements figés, collés par une matière huileuse répartie à la truelle, un maquillage épais, par endroits craquelé.

Quand à tes côtés un imbécile heureux, la goutte de lait perlant encore au pif, brandit deux pistolets en gaspillant ses munitions dans le plafond, et que tu te demandes s’il ne va pas finir de perdre la boule et retourner ses armes contre tes compagnons et toi.

Alors il est temps de s’échapper par le haut.

Tu brandis aussi haut que tu peux un drapeau miraculeusement intact dans le vent chargé de poudre à canon.

Au lever du bras ta robe craque, tes deux nichons se font la malle. Sur ta chevelure vaguement rassemblée en chignon, ton bonnet se barre ; un coup de vent pourrait l’emporter, mais non.

A tes pieds un presque mourant relève la tête pour les admirer une première, une dernière fois. Tu ne sais pas s’il y voit encore ou si une brume de sang ne lui masque pas ta demi-nudité, s’il ne cherche pas tout bonnement une goulée d’air.

Tu te demandes combien de temps tu vas devoir attendre ainsi, en léger déséquilibre le pied gauche fermement posé sur une planche, la jambe droite levée pour enchaîner un autre pas, un autre pas.

Tu regardes derrière pour voir s’ils suivent. Deux ouvriers sont encore debout, l’un a piqué le couvre-chef d’un bourgeois.

Tu préfèrerais qu’il braque le canon de son fusil dans l’autre sens, l’idiot, s’il panique tu te prends une charge de poudre !

Derrière ça piétine : des sabres, des couteaux, des chiffons noués, les cris, les coups, la fureur.

Et ça dure comme ça jusqu’à un moment, tout récent, où le mouvement s’est accéléré.

On t’a enlevée et emmenée par un moyen de roulement inconnu de toi, toi qui étais si fière de marcher en guidant le peuple !

On t’a fait voyager couchée dans le noir avec tes compagnons et ta révolution.

Tu as quitté Paris à ce qu’il te semble, le voyage était long, le roulement régulier - diligence de luxe ! - il faisait très frais dans cette voiture fermée à haut plafond, humidité constante.

Maintenant, tes huit mètres carrés sont posés à la verticale dans un immense hangar de lumière grise.

Tu brandis ton chiffon tricolore pour l’éternité.

Tu te demandes où est ta copine, celle qui marchait avec Daumier au Salon des Refusés. Paraît qu’elle guide les siens aux Etats-Unis maintenant.

De l’autre côté de la rue, d’autres clameurs montent dans le ciel humide.

Tu distingues deux cris : SANG ! et : OR !

Tu attends les officiels.