Il était une fois, mettons A : groupe industriel agro-alimentaire commercialisant une marque de machins surgelés dans un créneau marketing sympa : celui des marques identifiées, à bon rapport qualité/prix, à clientèle diversifiée allant de la classe moyenne aux ménages modestes, avec une stratégie commerciale classique et une division du travail bien comprise.

A délègue à B la fabrication de ses produits. On l'aura compris, A, qui est passé par l'étape production/commercialisation, puis par l'étape distribution seule (voir billet 34), ne représente plus que la marque A et les royalties qui vont avec. Mais c’est A qui est connu, pas B.

A fait donc fabriquer et vendre par B, entre autres éléments de sa gamme, un plat conditionné en barquette alu, composé de couches alternées de grandes pâtes plates, de sauces blanche et tomate et de viande rouge hâchée réputée être, mettons : du zébu, et de fromage râpé.

B n’a pas que A comme client : à vrai dire, B fabrique des machins surgelés en barquette alu pour plusieurs marques, le goût n’a pas besoin d’être très différent.

Notez que B, lorsqu’il fabrique, pour des marques moins prestigieuses que A, des produits relégués, dans son usine, sur des chaînes vieillissantes ou sous-traités à l'étranger (chaque ligne de production, qui se termine par le conditionnement en barquette, est prévue pour un produit donné, un operculage différent, un étiquetage évidemment spécifique), modifie légèrement la recette de ce plat-ci en ajoutant un peu de flotte ici et là, met le paquet sur les renforçateurs de goût, inclut un fromage plus bas de gamme, fait le faux poids en viande de zébu et complète avec l’ingrédient le moins cher : la sauce blanche. Bref, les plats à marque x ou y sont moins appétissants, surtout qu’on ne les voit pas en vedette de ces petits films qu’on peut regarder à la télé à l’heure où l’appétit est à son comble et où l'on n’a pas le temps, pas l’idée même, de cuisiner quoi que ce soit et envie de manger chaud tout de même. Mais bon : B fait, si je puis dire, son beurre en n’ayant pas que A comme client, ce qui lui permet de bien traiter A.

A, ou une société de son groupe, en s’appuyant sur une communication ciblée, fait réaliser de beaux films où « ses » produits – enfin, les trucs commercialisés sous la marque A par B - sont mis en scène dans des situations valorisantes pour le consommateur (famille attablée se jetant sur le plat, mines ravies, père affairé rentrant du boulot, épouse parfaite sortant le plat fumant du four pile à l’heure, lycéens facétieux piquant dans l’assiette de leur petite soeur…). Bien entendu, le plat dans le film n’est pas du tout le machin surgelé en barquette vendu par A. C’est un plat classique, gratiné dans un joli contenant, doré à souhait, gonflant, moelleux.

Or, les consommateurs parfaitement dressés sont conditionnés par la marque A. Ils trouvent donc que le plat A est meilleur que les plats x ou y et qu’il ressemble, dans leur propre four et dans leurs assiettes, à ce qu’on voit dans le film publicitaire. Pour l’aspect et le goût, c’est le film qui fournit la suggestion de couleur, de texture et de saveur, et ça marche. Pour parfaire l’illusion, il y aura dans les plats A un peu plus de sel, un peu plus de matières grasses, un peu de sucre que dans les plats «bas de gamme». Ce mélange détonant pour les artères a l’avantage de faire saliver et de réveiller un coin de papilles. L’illusion du goût de la viande de zébu, de la tomate fraîche, des herbes de Provence, de l’onctuosité de la sauce blanche, bref : l’illusion composite, extraite de nos souvenirs d’enfance ou d’un peu de tourisme en Europe du Sud, là où des femmes vêtues de noir cuisinent d’une main vigoureuse et de mémoire ancestrale ce merveilleux plat, l’illusion est d’autant plus parfaite qu’on laisse au consommateur le soin de se la mettre, si je puis dire, en bouche. Quant aux plats x et y, ils sont achetés par ceux qui n'ont pas le choix. Vous voulez la liste ?

Voyons maintenant comment fonctionne B.

B dans un premier temps, a fabriqué pour A, et commercialise donc les produits A. Mais au fil du temps, B cesse de fabriquer : il se met à sous-traiter à diverses usines en Europe et peut-être même dans le monde. Il y a des plats cuisinés qu’il achète par exemple à C, petite unité de production d’un autre groupe, spécialisée, elle, dans la cuisine de terroir réalisée avec des produits "soigneusement sélectionnés".

Dont la viande de zébu. C en achète beaucoup, de cette viande.

«100 % zébu», c’est l’argument-massue du plan comm’ de A. Notez qu’une telle affirmation, au moment de la crise dite «de la femelle-zébu-démente», n’aurait pas fait un rond. Il était en effet très mal vu de mettre du zébu hâché dans un plat cuisiné, voici vingt ans.

Jusque vers les années 90, le zébu était nourri – le croiriez-vous ? – de farine de cadavres d’autres zébus et de tas d’autres animaux, même des poissons ! Le zébu carnivore et nécrophage ? Vous n’y pensez pas ! Le zébu broute la prairie, c’est bien connu. Que nenni ! Les zébus de l’époque étaient confinés dans des espaces d’élevage prévus pour être rentables, pas pour être agréables aux ruminants, et on complétait l’herbe à grandes pelletées de ces résidus de cimetières pour donner plus de muscle aux zébus. D'ailleurs, c'est bien simple : ils avaient tellement de muscle qu'ils ne tenaient pas debout.

Un scandale alimentaire majeur – enfin, pour les pays d’Europe du Nord suralimentés – venait d’éclater, plus personne ne mangeait de zébu dans le quart Nord-Ouest du monde. Les éleveurs se pendaient dans leurs stabulations, tout le monde bâfrait du poulet, certains devinrent végétariens.

Notez que ledit poulet, parfois composé essentiellement d’eau, d’antibiotiques et de farine de cadavre lui aussi, n’était pas meilleur pour la santé. Mais la redoutable ESB ne semblait pas faire de victime parmi les consommateurs de la gent caquetante.

Non, eux ce serait la grippe. Mais plus tard. Un scandale sanitaire tous les dix ans, ça va bien : 1960, thalidomide et ses bébés sans bras ; 1970, distilbène et son cortège de cancers ; 1980, le sang contaminé, SIDA pour tous ; 1990, donc, l'affaire zébu ; 2000 : grippe aviaire sur fond de cargaisons de poussins viraux importés de Chine ... Ah mais, c'est qu'on ne s'ennuierait pas si on avait un peu de mémoire.

Bref, revenons au 100 % zébu, car après la crise de la f.z.d, il a bien fallu moraliser la profession, se disent les maquereaux – pardon : les maquignons - en mercédès et en alfa-roméo descendus nuitamment du Luxembourg et réunis devant le mur de l'argent au marché de St-Christophe-en-Brionnais, où le charollais pure herbe commençait à redresser les cornes et à faire jouer ses muscles nacrés.

La filière zébuine fit un boulot faramineux – non, je n’ai pas écrit «farineux» - pour réhabiliter cette viande rouge et le 100 % zébu, d’alerte sanitaire maximale, devint un argument-massue de qualité alimentaire suprême.

Par quel miracle ?

La tra-ça-bi-li-té. Le mot fut même inventé à cette occasion. Vous pouviez voir le pré où paissait votre zébu, l’abattoir où il était conduit dans un camion bien aéré, tué dans les règles de l’art c’est-à-dire électrocuté puis merliné ou les deux en même temps, puis découpé, conditionné, etc. En arrivant dans votre supermarché, le zébu amenait la photo de son pré en même temps. Tout ça, avec plein de petits numéros censés prouver la tra-ça-bi-li-té.

Les petits numéros prouvaient que nulle farine n’entrait dans l’alimentation du zébu, qui avait retrouvé ses grands espaces et dont les mangeoires, à la saison sans herbe, n’étaient remplies, promis-juré, que d’innocentes céréales.

Credo in unum Deum etc.

Or ce zébu-là coûte cher.

Nous voici dans l’usine C (vous vous rappelez, le spécialiste du plat cuisiné pâtes/sauces/viande hâchée), qui va vendre ce plat à B, lequel va le commercialiser à la marque A.

En lisant le billet précédent n° 34 (ci-dessous), vous avez compris pourquoi A ne fabrique plus sa gamme et même ne prend plus la peine de la commercialiser lui-même. A est passé au niveau extra-zéro du virtuel, il vend sa marque et des trucs plus opaques encore qu'une peau de zébu tannée. Mais alors pourquoi B, lui, ne fabrique-t-il plus ? Question de rentabilité. Il faudrait des unités de production spécialisées, il faudrait des structures et des infrastructures et peut-être même des superstructures et du personnel cher payé. Alors qu’en achetant le truc à C (et autre chose à D, à E, etc.) il peut fournir à la marque A une gamme complète, cohérente, en se faisant un petit bonus au passage, et A est tranquille.

Seulement, quand B veut vendre la camelote, il faut qu’il contrôle bien les prix. Sinon les clients achèteront une autre marque (dont l’argumentaire, notez-le bien, est exactement le même : produits haut de gamme, 100 % tortue ou 100 % anémone de mer, cuisiné comme par votre grand-maman, etc.).

Pour que les prix restent raisonnables, il faut que les coûts, eux aussi, soient bien contrôlés. Pour cela, A (car le financier, c'est A) met la pression sur B. Lequel passe avec C un contrat de type strangulateur, dans lequel C a intérêt, lui, à se trouver des ingrédients très bon marché pour pouvoir continuer à fabriquer le plat en question dans la fourchette de prix consentie par B, pour que celui-ci puisse revendre avec une marge suffisante pour rémunérer A et ses actionnaires. Je dis bien : ses actionnaires. Les fournisseurs, sous-traitants et salariés sont servis après, dans l'ordre et s’il en reste.

Mettons donc que B vende ce plat aux centrales d'achat de la grande distribution à 4 euros le kilo (celui que vous trouvez à 6,75 dans votre magasin ou en ligne). Il faut que C le cède à B pour 2,50 euro. Donc C devra fabriquer pour 1,25 euros.

Pour les marchés de la farine, du lait, du fromage en poudre (ben oui, vous ne croyiez tout de même pas que les cuistots là-dedans râpent du vrai fromage sur chaque barquette ?), de la pulpe de tomate en conserve, pas de problème. Vous avez sûrement déjà trouvé un paquet de farine à 0,23 cts le kilo dans votre supermarché (le premier prix, tout en bas, avec sachet supercrevable). Ou du lait translucide à 0,25 le litre (en bouteilles au bisphénol) ou encore de la pulpe en boîte de machins ronds et rouges appelés tomates, à 0,11.

Eh bien, dites-vous que tous ces produits sont encore dix fois plus chers que les prix auxquels C parvient, lui, à les négocier auprès des grandes centrales agroalimentaires.

Plaît-il ? Que gagnent l’exploitant agricole céréalier, le producteur laitier, le cultivateur de tomates ?

Pas de problème. Ces gens-là fonctionnent d’une part avec les subventions européennes, d’autre part ne salarient que des esclaves intra-communautaires qui se déplacent par troupeaux au hasard des saisons, sont payés à 40 % du smic français et dorment dans des abris de fortune insalubres. Ça ne coûte pas un rond, la tomate se ramasse quasiment toute seule.

Reste le zébu. Oui, le zébu est cher. Depuis cette p… de crise de la f.z.d., on ne peut plus fabriquer du zébu bon marché, il est traçable, vous comprenez.

Totalement traçable ? Il n’y a que du zébu cher sur tous les marchés européens ? Non, je vous rassure. En Syldavie on trouve du zébu pas cher. Pourquoi ? Parce que ce zébu est de l’âne.

QUOI ??? On bouffe des plats surgelés à l’âne ? Pas possible.

Mais si, bonnes gens. Il est tout à fait possible que les abattoirs syldaves écoulent en masse, à la place du zébu, de l’âne pas cher du tout (parce qu’on n’a plus le droit de le transporter). En plus, si ça se trouve c’est de l’âne sauvage qui n’appartient à personne et qu’on peut se procurer facilement dans les grandes prairies. Comment ça, protégé ? C achète donc son zébu – je veux dire son âne – en Syldavie.

C croit-il que cet âne est un zébu ? Oui, il le croit très fort. Les Syldaves lui mentent, vous comprenez. C, en fait, a confiance. Il ne procède donc à aucun contrôle sur cette viande pour s’assurer de sa tra-ça-bi-li-té. Il ne procède même à aucun contrôle visuel ou à l’odeur (ça sent très différent, l’âne et le zébu, et la viande n’est pas persillée de la même manière).

L’acheteur de C ignorait-il vraiment la nature de la bidoche qu’il négociait ? Pensait-il que les Syldaves étaient des sortes de bienfaiteurs de l’humanité, prêts à vendre à perte du bon zébu des Transpathes ? Vous me direz, les Syldaves se débarrassent d’un tas de bouches inutiles depuis quelques années, alors ils ont moins besoin de vendre cher. C’est sans doute ce que se disait l’acheteur de C, quelle aubaine. En plus, les Roms syldaves - oup's j'ai dit un gros mot - travaillent pour 10 % du smic à la frontière espagnole, pas loin de mon usine, alors.

Mais les salariés de C – au laboratoire qualité par exemple - n’ont-ils pas alerté sur ce problème de tromperie du vendeur ? Et du côté de B ? N’a-t-on pas procédé à des contrôles sur les plats fournis par C ?

Ben, en fait, si : chez A on s’est inquiétés. Enfin, on ne sait pas pourquoi, mais d’un coup ils ont fait effectuer un «contrôle inopiné». Aussi inopiné que ceux qu’on met en œuvre précipitamment sur un coup de fil, un matin à l’aube.

En tout cas, les dirigeants de A, B et C, fortement sollicités ces temps-ci par la presse, ont tous la bouche en cœur : on a été trom-pés ! Chagrin !! Stupéfaction !! On porte plainte ! Salauds de Syldaves ! Et les Syldaves de protester : ben non, on n'a trompé personne ! On a des abattoirs d'ânes dûment étiquetés, tout le monde sait ce qu'il achète, y a pas de lézard. Mais y a pas de zébu non plus.

Sommes-nous au bout de nos découvertes dans ce nouveau scandale alimentaire ? A-t-on tiré tous les fils de cette histoire, qui n’est qu’une sordide histoire de profit ?

Ben non.

Est-ce qu’on nous prend pour des cons ?

Ben oui. Et on aurait tort de se gêner, puisqu’on achète toujours des plats surgelés.

Ah, asinus asinum fricat, tiens.

Pendant que je vous cause, la barquette au détail sur un site de vente de surgelés en ligne vient d’être mise en promo à prix cassé : 2,30 euros les 400 grammes.

Tiens, un peu de cuisine pour changer :

Recette de lasagnes sans zébu

Alternez dans un plat allant au four et préalablement frotté d’ail et oint d'huile d’olive, une couche de lasagnes crues ; une couche de petits légumes mitonnés depuis la veille à l’huile d’olive et réchauffés (c’est meilleur) : carottes, tomates, courgettes, aubergines, oignon, ail, thym, laurier, persil, etc. ; une couche de sauce blanche (farine + beurre en quantité égale remués en roux, arrosés de lait entier, sel, poivre, muscade et portés à petit bouillon au fouet doux) ; une couche de sauce tomate (recette sur demande) ; une couche de fromage râpé. Recommencez jusqu’à ce que le plat soit bien rempli. Terminez par une couche généreuse de fromage et une giclée d’huile d’olive. Faites gratiner et bien dorer. Pendant la cuisson, appelez des copains.