Avez-vous lu le billet n° 40 ci-dessous ?

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Un sultan qui s'ennuie acquiert un cheval magnifique - Aussitôt l'ennui cesse - Le sultan s'éprend pour l'animal d'un amour mystique et passe toutes ses journées avec lui.


Seulement voilà : le sultan aurait voulu partager davantage avec l’altier animal. Il aurait voulu que, lorsqu’il lui récitait des poèmes, lorsqu’il lui adressait de caressants compliments, le cheval lui répondît.

Or, même le plus beau cheval est muet dans la langue des hommes. Celui-ci de temps à autre poussait de fort bon hennissement, il renâclait avec élégance, il soufflait délicatement lorsque le sultan passait, au long des longs après-midis, une brosse douce et parfumée de benjoin dans son poil ras. Mais il ne parlait pas !

Le sultan ne tarda pas à se sentir obsédé par le désir que son cheval parlât. Il entrait dans les plus violentes colères : pas devant le cheval, pour ne pas l’offenser ! Non, pour les colères il courait tout au fond du palais, près des offices ; et les serviteurs terrorisés l’entendaient se livrer aux plus épouvantables blasphèmes, aux menaces les plus folles. Le palais ne vivait plus.

Le premier serviteur réfléchit à la question. Les colères du sultan se succédaient et, devant leur fréquence, le serviteur se mit à craindre pour sa propre vie. Tandis que son prince gesticulait à tort et à travers au plus fort de son ire, on voyait luire dangereusement le cimeterre d’or et de vermeil qui lui pendait à la ceinture.

Le premier serviteur se dit que, ce que l’homme ne pouvait faire (donner la parole à un cheval), Dieu peut-être pourrait y parvenir. Aussi énorme que lui parût l’idée de s’adresser au Très-Haut pour une pareille futilité, cela ne lui semblait pas plus fou que de finir le col ouvert jusqu’aux vertèbres, un jour de grande rage sultanesque, dans le couloir aux offices.

Voici ce qu’imagina le premier serviteur : il fallait gagner l’oreille de Dieu à coup sûr. Pour cela, ne pas négliger la possibilité que ce Dieu ne fût pas celui d’une seule religion, mais de plusieurs ? Bien que cette pensée allât complètement contre ses propres convictions, mais pour mettre toutes les chances dans sa démarche, il prit des renseignements sur trois religieux notoirement connus dans les environs, chacun dans sa spécialité, si l’on peut dire, et dont la piété, l’influence et la hauteur de vue ne pouvaient faire aucun doute.

Pour s’assurer leur coopération, il les fit enlever. En effet, il eût été bien rare, dans ces temps-là, que des religieux acceptassent de se livrer à telle mascarade qu’essayer de faire parler un canasson, si beau soit-il. On n’avait pas encore attribué d’âme à la femme, alors un cheval ! Il fallait que son maître fût bien fou, songeait le premier serviteur plein d’inquiétude.

Néanmoins, voici les trois hommes pieux emprisonnés. En de confortables chambres certes, mais enfermés tout de même, se demandant ce qui leur arrive ! Pour adoucir le choc, le premier serviteur ne néglige rien : repas abondants et délicats, literie la plus fine, armée de servantes pour assurer à ses captifs un séjour paradisiaque. Il leur avait juste ôté la liberté, mais pour le reste, rien à dire sur l’hôtellerie. Ils ne pourraient pas s’en plaindre, car le premier serviteur, familier de Jouet, avait suivi à la lettre tous les préceptes romillaciens de l’Amour comme on l’apprend à l’école hôtelière (*), manuel bonissime auquel on ne reprochera qu’un seul manque : il ne dit rien sur la manière de faire parler les chevaux. C'est peu de chose, eu égard à tout ce qu'il dit par ailleurs, mais enfin pour notre serviteur number one, ça reste une lacune un peu embêtante.

Le paragraphe suivant montre le premier serviteur en train de conférer avec son prince. Et de lui avouer que la question de la parole chevaline le tracasse fort, de telle sorte qu’il s’est livré à des recherches. Le sultan aussitôt l’embrasse, lui offre des étoffes précieuses, un plein coffre, et des terres pour ses enfants. Le premier serviteur, ému, rapporte qu’il a peut-être trouvé le moyen de faire parler le cheval (mais surtout, songe-t-il, de garder le chef relié au corps pour quelque temps encore). Il s’est assuré, dit-il, la coopération de trois hommes de foi très célèbres jusqu’aux confins de l’Orient et de l’Occident (il en rajoute un peu, mais vous savez ce que c’est : quand on est embarqué dans un récit merveilleux, on ne peut se tenir d’accumuler les détails !), chacun représentant l’une des religions du Livre. Le sultan commande illico qu’on élève le premier serviteur au rang de Calife Très-Précieux, une charge rarissime.

Le premier serviteur devenu CTP fait appeler les trois religieux devant son prince et en sa présence leur assigne cette impossible mission : au moyen des pouvoirs exceptionnels dont ils doivent être doués, ils devront faire parler le cheval.


(*) Jacques Jouet, chez P.O.L. "L'Amour comme on l'apprend à l'école hôtelière" contient, entre autres excellentes choses, plusieurs listes tout à fait détaillées de ce que doit offrir - et aussi éviter - à sa clientèle un hôtelier qui se respecte. Il s'ensuit que toute lectrice ayant refermé la dernière page de ce roman saura de manière irrémédiable qu'elle n'a dormi, au cours de son existence et à bien peu d'exceptions près, que dans des gargottes. C'est un roman qui rend, pour cette raison et beaucoup d'autres, passagèrement mélancolique et qui demande, pour recouvrer un peu la pêche, de lire ou de relire immédiatement après, le trépidant "Hotel New Hampshire" de John Irving. Encore que. On peut aussi regarder "Hôtel du Nord", un film d'atmosphère.


En attendant, si vous avez une fièvre de cheval, rendez-vous demain au billet 42