Ou : deuxième partie d'un portrait au poil

«La semaine dernière, j’ai fait venir une femme pour m’examiner les pieds, et quand elle m’a remis sa note, t’aurais cru qu’elle m’avait ôté l’appendicite.
- Comment s’appelle-t-elle ? demanda Mrs McKee
- Mrs Eberhardt. Elle examine les pieds des gens à domicile»

Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique
(dans une traduction absolument incroyable de nullité, source ininterrompue de fou-rires nerveux et de colères rentrées).

Il n’est fait mention ici de ce roman aussi magnifique que son titre - histoire courte et ramassée d’ascension et de chute, aussi indispensable à une vision complète de l’Amérique blanche du vingtième siècle (je veux dire celle de la high class wasp qui lamine et broie sans états d’âme tout ce qui n’est pas sorti de ses collèges consanguins), que le "Harlem Quartet" de J. Baldwin avec son cortège de Blancs prêts au meurtre dans les villes brûlantes du Sud – il n’en est fait mention, donc, que pour l’amusement de cette citation, et bien sûr pour que cette page soit traversée, à titre d’introduction, par la pédicure new-yorkaise des années vingt, qui «examine les pieds» (sûrement encore un coup du traducteur).

Dans le cabinet de podologie où j’ai déjà dit le plaisir que j’ai à me rendre une fois toutes les six semaines, il n’est évidemment pas question d’examiner les pieds pour le prix aujourd’hui tout à fait prohibitif d’une appendicectomie avec dépassement d'honoraires. Il est question d'un soin attentif au plus juste prix, et de tout un tas d’autres sujets, comme je l’ai déjà dit aussi. Chaque consultation réserve son lot de surprises.

L’avant-dernière séance me permit d’avoir des nouvelles des garçons de Lucie, dont l’un, qui chante dans une chorale, répétait à ce moment-là un cantique norvégien (franchement, la chef de chœur, elle ne recule devant rien).

Croyez-vous que Lucie se contenta de mentionner le fait en passant ? Que nenni. Pour me faire bien comprendre où était la difficulté pour son fiston, la voilà qui me fournit le passage chanté in extenso, faisant preuve d’un coffre de stentor qu’on ne supposerait pas forcément à ce bout de femme. Et voilà Lucie qui se lève d'un bond et qui se met à clamer, à pleins poumons, des «min Gud» et autres for så å vende kjøretøyet og nesa sørover et må være tilbake. A côté, la Castafiore c'est Carla Bruni...

Dans l’ordonnancement bien réglé des consultations luciennes, il n’est pas rare que le patient suivant arrive un peu en avance. Il patiente alors, le patient, dans une micro-salle d’attente sonorisée avec radio Classique en sourdine. Une ambiance sereine et feutrée.

Celui qui s’installa juste avant que Lucie n’entonne son morceau de bravoure Min Gud & Co - et je me plais à l'évoquer sous les traits d'un vieux monsieur équipé à la fois d’un sonotone et d’un pacemaker - a dû, s’il a survécu, penser qu’il s’était trompé d’étage. Lorsque je suis sortie, je n’ai pas osé regarder vers la salle d’attente, de peur d’y voir dépasser les souliers allongés d’un octogénaire raidi net par la surprise.

Une dernière anecdote pour compléter ce portrait.

"Vous devriez écrire", dis-je à Lucie-la-Podo lors d’un de nos entretiens (podiatriques) auprès desquels ceux de la Cité pourraient sembler parodiques (*).

Lucie balaya la suggestion à coups d'arguments souverains tels que «moi je ne sais pas écrire, c’est pas mon truc» et autres «je n’y arriverais pas, devant une page blanche je ne sais pas quoi dire», sans parler du manque de vocabulaire etc. (**)

Trois secondes plus tard, en réponse à une question pratique concernant mes pieds – oui, il faut bien en parler de temps à autre – Lucie répondit en glissant dans sa phrase le mot «phanère». Un peu éberluée par le hiatus entre ce manque-ci de vocabulaire affiché et ces phanères-là, mot nouveau pour moi, enchanteur et plein de promesses, j’appris que les phanères, eh bien "c’est tout ce qui pousse et repousse dans le corps humain : poils, ongles, cheveux…"

Permettez-moi donc de vous offrir, pour conclure cette chronique dominicale, un bouquet de phanères avec toutes les délicieuses expressions qu’on peut recenser : «mal aux phanères», «payer rubis sur le phanère», «pas un phanère de sec»… en passant par la dévergondée «femme en phanères» et ce pauvre vieux qui, entendant le Min Gud à plein volume, avait dû avoir «les phanères qui se dressaient sur la tête».

Et ne me dites pas que ce billet arrive là comme un phanère sur la soupe. Nous sommes dimanche, jour d'interlude, et le conte du cheval du sultan reviendra lundi, et au galop.


(*) Loin de moi l'idée de débiner les excellents Entretiens de la cité : "Faire dialoguer entre eux et avec le public des personnalités aux savoirs différents mais complémentaires sur un thème de société" - http://entretiensdelacite.docforum-lyon.com/les-entretiens/. C'était juste une blagounette.

(**) Nonobstant la production spontanée par Lucie (dans le cadre du jeu lancé à son initiative sur le billet n°38, jeu auquel on peut d'ailleurs encore participer) d'un bien joli quatrain auquel ne manquait pas un phanère sur les 48 pieds, nonobstant les autres quatrains tous issus de gens qui protesteraient, j'en suis sûre, "oh moi, je ne sais pas écrire", il est remarquable que le recueil "Pirouésie", qui paraît chaque année à l'issue du festival du même nom http://www.pirouesie.net/, propose quarante ou cinquante pages de productions poétiques de toutes sortes, toutes écrites, peaufinées, bijoutées, auxquelles pas un phanère ne dépasse, par les festivaliers, des gens qui "oh moi, ...". C'est fou le nombre de gens qui ne savent pas écrire !

Eh bien, pour vous apprendre, chèr-e-s lectrices(teurs), il y aura d'autres jeux bientôt, et chaque fois les productions feront l'objet d'un billet. Avantage numéro 1 : vous faites le boulot, et me voilà avec un billet gratuit, hé hé. Deuxio : ça fait comme un petit "Pirouésie" de poche, tout à fait virtuel mais néanmoins bien réel. On suit là ?