Je vous ai mandé, mes bon-ne-s, que le conte du cheval et du sultan m'avait été débité - vous jugerez si le terme s'applique ! - dans des circonstances rigolotes.

Les voici, et elles n’ont rien du conte, mais tout du réel.

Le conte du cheval du sultan n’était pas à l’origine un récit long mais une simple blague. Bien classique et plus brève que la version un peu enjolivée qui figure ici, elle nous fut contée avec intention par un gars qui, précisément, était en train de négocier auprès de nous du temps, un beau jour de l’été 90.

Le conteur était un patron de petites entreprises – plusieurs entreprises, liées entre elles de manière plus ou moins nette. Le conteur était un escroc avéré, qui se sortait d’un tas de situations difficiles avec sa langue agile et des montages financiers rudimentaires entre ses petites sociétés, qui fonctionnaient sur le modèle dit «de la cavalerie». Oui, une histoire de cheval, déjà…

L’A.S. et son associée – c’était il y a très longtemps, quand nous étions dans la vie dite active – co-dirigeaient une petite entreprise, unique et propre, elle, et qui avait parmi ses clients l’escroc en question, appelons-le Claude.

Claude était rusé : il arrivait, disert et jovial : «Vous avez lu l’édito de Colombani ce matin ?» clamait-il en passant le seuil, le journal Le Monde sous le bras. Il ne cessait de nous fournir de nouvelles commandes, sans toutefois nous honorer d’un seul paiement. Pourquoi patienter et continuer de le servir ? Mystère. Les personnes escroquées sont toujours incapables d’expliquer pourquoi elles ont fait confiance à celui qui les a grugées. Il se noue, entre le voleur et sa victime, un lien de confiance et de sujétion invraisemblable, mais solide. Mystère !

Claude nous devait cependant beaucoup d’argent. A bout de patience, un beau matin ou plutôt un beau midi, nous décidâmes de l’assigner et le lui annonçâmes tout sec. Erreur de débutantes. Il ne faut jamais faire part de ses intentions à un escroc. Il va mettre aussitôt en branle les plus extraordinaires procédés pour nous faire changer d’avis.

- Eh bien, nous confia-t-il ce jour-là, je vous comprends parfaitement et je ne l’ai pas volé. Je me rends compte que vous n’avez pas les reins assez solides pour me suivre, bien que là, je suis sur le point d’emporter un très beau chantier avec le Ministère de la Justice, mais bon. Je vous comprends. Il est midi, voulez-vous que nous allions déjeuner pour en parler tranquillement ?

Entre temps, il avait appelé son agent commercial. Nous voici donc au restaurant tous les quatre. Au terme du déjeuner, mon associée, qui avait de la suite dans les idées, remit la question de la dette au centre des débats.

- Ecoutez, j’ai besoin d’un peu de temps, plaida l’escroc. D’ailleurs, je vais vous raconter une histoire qui parle de ça : du temps. Il était une fois un sultan blasé …

Le temps s’écoula au fil du récit, plus court, donc, que ce que j’en rapporte (le conte appelle le conte, c’est infernal) mais tout de même, un récit. Nous écoutions, scotchées par l’aplomb du type et un peu captivées aussi. L’agent commercial buvait ses paroles. Tout le restau écoutait.

- … Le sultan peut mourir…

Quelques discrets applaudissements saluèrent le mot de la fin de cette histoire racontée tranquillement par un voleur à celles qu’il était en train de voler. Incroyable !

- En attendant, dit mon associée, on va vous laisser l’addition et puis après, on appellera notre conseil juridique et on verra comment on fait.

- Pas de problème, vous êtes mes invitées. Ah dis-donc, Jean-Marc, t’aurais pas ta CB sur toi ? Je m’aperçois que j’ai oublié mon portefeuille.

Le lendemain, le contremaître-gérant-de-paille d’une des nombreuses et hasardeuses entreprises de notre homme apparut au bureau en fin de journée, flanqué de l’agent commercial, tous deux blancs comme craie (et un homme de paille couleur craie, croyez-moi, c’est plus pâlot qu’un cheval isabelle).

- Vous auriez pas vu Claude, des fois ?
- Non, pourquoi ?

Le contremaître s’effondra. Claude était injoignable depuis le matin. Personne ne savait où il avait filé. Le tiroir du bureau avait été vidé d’un chéquier complet et de la caisse, qui contenait les acomptes des ouvriers. Cinquante chèques signés en blanc par le contremaître se trouvaient donc dans la nature. La "voiture de société" (une Audi Quattro dont la carte grise était au nom de l'épouse de Claude) était introuvable, tout comme la carte essence.

- C’était entendu avec lui, geignait le pauvre cocu. Je signais tout d’avance parce que comme ça, quand j’étais sur les chantiers, il pouvait faire les paiements, les salaires, tout ça… Et moi ça fait deux mois qu’y me paie pas…

Au même moment, son téléphone cellulaire sonna : c’était un fournisseur. Deux grosses traites n'avaient pas été honorées, ils n’étaient pas contents. Une centaine de milliers de francs de matériel livré. Apparemment, beaucoup de monde avait cru que le cheval parlerait un jour…

L’indélicat fut tout de même rattrapé. Nous avions donné un coup de main au contremaître pour diligenter son dépôt de plainte, et Claude ne bénéficia pas de trois ans de délai, tout compte fait.

Nous ne fûmes jamais payées : il était insolvable et, dans l’acception juridique du terme, qui en vaut bien une autre, insaisissable.

La leçon fut cuisante mais nécessaire : elle nous apprit à ne jamais faire confiance à celui qui fouille ses quatre poches, les mains croisées et l’air innocent, à la recherche d’un moyen de paiement qu’il n’a jamais eu l’intention de produire ; et à rayer de nos carnets, d’emblée, celui qui dit « je vais vous parler franchement… ».