La ligne 132 (*), qui descend d'une colline pour en regrimper une autre ad libitum, est pour la Taulière de l'Appentis, qui la fréquente assidûment, une source d'observations revigorantes.

Il n'est que de se remémorer le dernier trajet, c'était hier. Au départ du bus, le chauffeur, un robuste quinqua qui porte encore beau, se visse dans l'oreille l'écouteur du portable et entreprend d'appeler sa régulière, histoire de donner les consignes du chef de famille à l'heure du souper (à Lyon et dans les Dombes, jusque dans les sixties, on déjeunait au lever, on dînait à midi et on soupait vers 19 heures. Ensuite sont venus les Angliches et on nous a tout changé).

Les conducteurs lyonnais ont d'abord roulé avec une petite minette habituellement scotchée à leur droite, debout bien campée dans ses escarpins à talons et sa jupe courtette, le mollet arrogant et la fesse tonique, accoudée au mini-guichet par lequel, autrefois, ils rendaient la monnaie. Depuis la nuit des temps, les mecs des TCL se sont payé la part du lion à la drague des jolies Lyonnaises, dont certaines n'allaient pas plus ici ou là que vous ou moi, déméritant ainsi le qualificatif de passagères, mais se tapaient plutôt la ligne aller/retour en tenant compagnie à leur bien-aimé avant de se taper, le cas échéant, le conducteur en sus (figure de style plutôt basique, je vous l'accorde).

Un chauffeur de bus nanti de sa minette a tendance à ne pas "bionzer" (**) à la corde. Il adopte plutôt une conduite souple, légèrement déficiente en matière de vitesse et vire très large. De surcroît il ralentit au vert pour être sûr d'avoir le prochain feu rouge, ce qui lui octroie une rallonge de badinage. Les passagers des bus où le chauffeur a sa minette n'ont qu'à mettre leurs rendez-vous urgents dans leur poche, leur mouchoir par-dessus, et prendre leur mal en patience, voire jouir du paysage qui, chance, sur la 132 est enchanteur.

On leur a ensuite installé la radio, à messieurs les hommes. Radio dont ils font profiter, dans une sourdine toute relative, les clients de leur caboteur urbain. C'est pas toujours facile de voyager zen, croyez-moi, entre chérie et nostalgie, rires & chansons des vieux fachos-machos et les grosses têtes. Rare le conducteur qui se branche sur France Culture mais, de temps à autre, un bout de radio classique ou jazz : un pis aller. A propos, vous n'êtes pas sans savoir que sur jazz radio il y a autant de jazz que dans la Chance aux Chansons, moins peut-être. A signaler, sur la 132, un fan des Pink Floyd qui bionze dans la descente des Esses sur The Wall à fort volume, je peux vous dire qu'on tape tous des pieds en mesure : "Heeey !! Teacher !!"

Les chauffeurs qui ont la radio souvent montent le son et conduisent pieds au plancher. Non, il n'y a pas de faute d'accord, ce sont bien les deux pieds qui sont au plancher : accélérateur et frein, alternativement. Vous voyagez ainsi gratis deux fois pour le prix d'une, à la mode de Lairière : en avant, en arrière(***) ; d'abord en effectuant le trajet pour lequel vous aviez emprunté la ligne. Ensuite, en valdinguant de long en long dans le couloir central, ce qui vous fait parcourir double distance : sur la route, et intra-véhicule. Dans les virages, la pente à l'intérieur du bus peut atteindre 30 degrés. Parfois les passagers ont le réflexe de se contre-pencher, si je puis dire, pour redresser. Un peu comme une classe de CM2 sur des Optimist. Bref, on coopère comme on peut.

Certains chauffeurs qui ne savent pas rester mesurés peuvent avoir les deux : minette + radio. Ils conduisent donc tantôt comme des malades, tantôt comme des escargots atteints d'arthrose sévère. Cela leur permet de garder une moyenne horaire. Nous, les passagers, nous regardons le paysage en valdinguant d'avant en arrière ou en faisant de la stase veineuse à force d'accumuler les feux rouges. C'est un genre de biathlon des abonnés TCL.

Mais depuis deux ou trois ans, ces braves garçons (peu de femmes sur les lignes. Cherchez bien, vous en verrez quelques unes : c'est quand le bus est conduit convenablement, sans à-coups, et qu'il y a un peu de courtoisie dans l'air), ces braves, donc, ont découvert le portable mains-libres. Ils installent les écouteurs, démarrent la conversation au départ et la terminent, logiquement, au terminus. Ca fait que : radio en sourdine, minette à côté, mémère dans le combiné. Elle est pas belle, la vie ?

Revenons à pépère conduisant son 132 et entretenant sa bobonne de questions passionnantes telles que le non-remplissage de la grille de loto conjugale « J'ai pas eu le temps d'y aller, y fermaient à 19 heures et y z'arrêtent les machines avant... T'as pensé à racheter du pain ? » et autres recommandations domestiques à propos de panem et circenses énoncées d'une voix atone au même rythme qu'il négociait le boulevard à méandres qui dévale la colline en direction des quais.

Voilà le pont K. qui se profile, notre pépère met fin à la converse avec mémère : « Adtaleur... Au fait, je fais deux tours de plus ce soir, Untel est malade. M'attends pas avant huit heures et demie ».

Passé le fleuve, notre héros appelle un autre numéro : « Chérie ? C'est moi... » (voix veloutée, un chouia plus basse, un rien vibrante). « Dis-donc, j'ai un p'tit moment tout à l'heure... T'es où, là ? - ... Ah ben oui on n'a qu'à faire comme ça. Je te retrouve où ? Et dis-donc, au fait... Y a un p'tit week-end qui se profile, j'te le redirai... Mais ouiii, tu le sais bien. Allez, arrête... » .

Pourquoi suis-je capable de restituer ce dialogue presque intact ? Parce que la place la plus peinarde, celle pour laquelle je suis capable d'être véloce en montant dans le bus, c'est derrière le chauffeur. Un siège unique et surélevé : pas de voisin, point de vue imprenable. Audition intégrale des échanges téléphoniques en sus (allons, voilà que ça me reprend).

Le marivaudage se poursuit tandis que notre chauffeur aborde le quartier du Pont Nord. Passé St-P.-de-V., la ligne 132 doit tourner à gauche en entrant dans la rue B., et la remonter jusqu'au quartier joliment nommé "Gorge de Loup", bien qu'aucune gorge de canis lupus n'y ait jamais été tranchée, du moins au XXIe siècle. C'est la partie que je préfère, parce que c'est le point où, en général, ils passent la surmultipliée et là, je peux dire sans barguigner que je suis quasiment rentrée chez moi.

Mais pas ce soir... Pas ce soir...

"Alors qu'est-ce que t'en dis, de mon idée ? Hein ? Où c'est qu'on pourrait aller ?". Notre chauffeur est sur le point de conclure, au moins l'organisation de son week-end coquin, quand tout à coup : « Meeerde j'me suis gouré ! ». Le roman courtois est brusquement interrompu et le valeureux don juan freine debout sur les pédales car il a traversé les deux voies de la rue B., le malheureux, au lieu de prendre à gauche et maintenant, sans espoir de retour, il est engagé dans les arrières de l'arrondissement, et ça va lui coûter un détour croquignolet pour revenir sur son axe pour l'arrêt suivant.

Penaud, le zig. Les usagers ("les usagés", comme l'écrit avec beaucoup d'à-propos Gary, alias Ajar, dans "Gros-Câlin"), les usagers qui attendaient benoîtement à l'arrêt du bas de la rue B. se tapent un cross de cinquante mètres, particulièrement réussi par une petite nénette harnachée d'un énorme étui à contrebasse et qui pousse une lourde valise. Elle arrive prem's devant la porte du bus, à moitié claquée. Le chauffeur se confond : Il aurait dû prendre !! Il a pas vu !! (ô le gros menteur !). Il s'excuse de demander pardon M'sieurs-Dames, il va rattraper tout de suite...

Nous voilà repartis. Le téléphone est muet, notre Mercure aux pieds ailés et à la casquette basse erre dans des ruelles diaboliquement enchevêtrées en sens uniques, des voies un peu oubliées qui vont buter, au fond, contre les grillages de la déchetterie municipale. Car, comme le sait tout habitant de cet arrondissement des confins, la rue B. est une sorte de frontière entre le monde civilisé et l'autre, lequel donne directos sur une colline au sommet de laquelle ne passe plus que l'A6, perchée sur un horrible viaduc de cinquante mètres de haut duquel les Parisiens jettent un regard navré sur nouzaut' en bas, avant de s'engouffrer dans le très fameux tunnel de Fourvière - qu'on devrait bien rebaptiser tunnel de Fourvoie.

A droite, à gauche, et derechef, le bus ivre parcourt les blocs et réussit, après plusieurs tentatives infructueuses, à négocier un virage à angle droit entre un débord de chantier et une vitrine de boucherie hallal. Le digne commerçant qui, au terme de sa journée de turbin, tirait paisiblement son rideau de fer, manque y être encastré par un coin de bus agressif. Je me dis que ça aurait été une vraie boucherie, ha ha. Un silence incrédule règne dans la nef. Dans la cabine du conducteur, c'est le mutisme total. La déconfiture est palpable.

Après cette courte excursion aux frontières de l'Exopotamie, retour sur la rue B. Le 132 se recale sur son itinéraire. Quant à "Chérie-c'est-moi", on ne saura jamais où il va l'emmener en week-end. Il y a bien l'Hôtel S., derrière la rue B., au fond du quartier. C'est pas si loin de la gare routière.


(*) Numéro de ligne et noms des voies ont été changés pour garantir l'anonymat du conducteur amoureux.

(**) Bionzer, en jurassien jurassique, c'est foncer, écraser l'accélérateur, conduire à tout berzingue, ne pas amuser le terrain, brûler le dur, bref : exploser le compteur.

(***) Devise botulienne