Attention, billet superchiant et superprétentiard

Entendu récemment dans le poste par la taulière, pléthore d'expressions telles que :

- les catégories soumihalimpôt - y a des mesures qu'ont (j’te l’fais pas dire) été mihenplace - toutes les choses qu'on-hété fé jusqu'à aujourd'hui … - la permanence d'un débat politique biaisé, la persistance du bipartisme, les remous médiatiques autour de chaque scrutin, fait (sic) que...» - paskeu y a - ...

D'où cette série de questions taraudantes comme des dents ébréchées au fond de notre bouche grammaticale : pourquoi ces participes passés obstinément masculins et singuliers ? Pourquoi l'absence concomitante de liaison ? Cette conjugaison infirme ? Ce mépris du pluriel et des accords, ces hiatus évitables ? D'où vient ce vent, cette tendance qui s'affirme chaque jour ?

Passons sur le heurt que constitue cette asyntaxie (*) récurrente pour l'oreille de sexagénaires élevé-e-s-aux moutonsss qui paissa-i-e-n-t danzun pré et n'ayons crainte d'être un peu cuistre. Les fautes ci-dessus énumérées, qui se répandent comme une vérole, méritent selon l'A.S. qu'on s'y arrête.

L'extension de la vérole en question fait d'ailleurs des petits : «ce que font chaque personne attein de cette maladie (...)».

Exercice : composez à titre d'exemple un texte court reprenant ces expressions. Vous avez cinq minutes.

Corrigé :

Le problème c’est que si on a pas mihenplace les mesures qui fait qu’on arriverait à écrire d’aplomb … Bien queu y a déjà beaucoup de choses qu’onhétéfé depuis quelques années, et que le « mihenplace » a été utilisé pas plus tard que la semaine passée par notre président normal (normal, donc). On se demande si chaque personne atteint par ce mal redoutable s’en sortiront.

«Remettons-nous doucement», comme disait Francis Blanche dans les sixties sur Europun après avoir fait tourner une chanson de BB, et hasardons quelques hypothèses.

La génération qui cause dans le poste aujourd'hui n’aurait-elle reçu du collège que le minimum syndical en matière de langue française écrite et parlée ? D’insuffisants professeurs de lettres auraient-ils négligé de dire, ou de faire dire à ces collégiens, les textes classiques («avec le ton !», comme on l'enjoignait aux loustics de la communale ed’mon temps) ?

Ces collégiens n’auraient-ils de surcroît bénéficié (si je puis dire, s’agissant de carences) que d’un accès insuffisant à la lecture personnelle, ou sous la forme exclusive d'un DEVOIR : «au retour des vacances de Pâques, il faudra avoir lu tel livre» ?

Une fois dépassé le stade du collège, lycéens puis étudiants n’auraient-ils été formés que comme des techniciens de la chose : le journalisme, par exemple ? (ou : les nanoparticules ; l'histoire moderne, les courants faibles ou le commerce international...) ?

Dans ce cas, l'ancien collégien, lycéen, étudiant devenu "adulte" ne connaît pas, ne sait donc pas appliquer les règles d'accord des verbes (ah, être et avoir…).

Par ailleurs il n'est pas capable de faire les liaisonzenlisantàvoix haute. Si ça se trouve, tiens, il ne sait pas qu'on est censé les faire, les liaisons ! Il ignore que les liaisons, si elles sont bien sonnées, peuvent aider par leurs indications phonétiques, à une bonne orthographe, voire à une bonne conjugaison. Oui, par déduction elles peuven-t-aider ! Enfin, tout ça est bien compliqué et bien barbant, d'ailleurs moi-même je ne me l'explique pas.

Ce qui suscite un autre débat : a-t-on besoin de savoir tout cela pour causer dans le poste (ou dans son entreprise, dans sa salle de classe, au magasin, etc. - j'excepte le salon de coiffure pour lequel il suffira de placer une ou deux fois, en feuilletant Voici, l'expression de Mme Benattia récemment protégée par l'INPI).

A propos, combien de personnes seraient-elles tentées, si on ne les retenait pas, d'écrire «a t'on» ? Quels sont donc les rôles respectifs des tirets, des accents et des apostrophes, tous ces petits signes, sans parler du dandyssime tiret cadratin, de la délicieuse, espiègle et flamingante esperluette ou du sehr klassiker Umlaut ?

D’autres questions encore : la langue parlée doit-elle être fossilisée dans un cube de plexi, exposée dans un temple de la connaissance ou injectée sous forme de vaccin obligatoire à chaque enfant dès l'école élémentaire ? Faudrait-il pas plutôt ouvrir grandes les esgourdes et la comprenette au furet de la langue qui passe ? C'est quoi (de profundis "qu'est-ce que"), c’est quoi, le rapport entre cette langue vernaculaire qui s'appauvrit et la culture dans son acception la plus large ?

Et au fait, dis-donc, combien de temps tu vas nous bambaner (**) avec tes conneries ?

Revenons à nos mesures mihenplace. Prononcer «mizeuzenplace», c'est annoncer mine de rien plusieurs implicites (zimplicites) : 1) que je sais accorder le participe passé pris comme adjectif ; 2) que je sais écrire ce verbe accordé au féminin pluriel ; 3) enfin, que je connais les usages de liaison des «mozentreux».

Entendre dans une dictée ou dans le poste : «mises-en-place» ou, a minima, «misenplace», c'est bénéficier de cette connaissance par imprégnation. Ceux qui causent dans le poste n’auraient-ils pas, dès lors, un devoir de transmission aussi fort, aussi impératif, que les professeurs ?

Oh ben que si !!

Par conséquent, lorsqu'ils négligent ce travail d’imprégnation du grand public, les gens qui occupent les ondes commettent un crime arrogant contre la culture avec arme par destination, TA-DAH, TA-DAH …!

Voici donc notre cancre ordinaire devenu présentateur, animateur, spiqueur ou tout autre métier nécessitant une exposition audiovisuelle et mis en situation de prononcer quelques phrases simples ; notre cancre, produit d'un enseignement de piètre qualité et d'un environnement culturel pauvre, se trouve placé devant une série de dilemmes au moment que d'annoncer publiquement «les mesures mises en place...»

Or, dans sa propre tête, rien n'est mis en place, justement : faut-il accorder ? Si j'accorde, comment cela s'écrit-il ? Dois-je alors prononcer «mizenplace» ou le fameux «mizeuzan» (mises-en-) ? Au fait, accorder, qu'est-ce que cela veut dire ? Le féminin c'est quoi ? Et quand le rouge est mis, est-il mi, mit, mis, mie, mient ? P’TAIN J'FAIS QUOI, LA ? T'es à l'antenne, coco, tu te dém ...

Et voilà ! Si je ne suis pas certain-e : que les choses doivent être faitES, les mesures prisES ou les catégories soumisES à l'impôt, je vais, pour m'en sortir, adopter la stratégie de la «faute volontaire» comparable à celles des apprentis germanistes qui yaourtent la fin des substantifs pour masquer leur ignorance des cas de déclinaison ; bref, transposer à l’oral la technique mise au point par nombre d'écoliers pendant la dictée, basée sur l'espoir qu'une rature ou un pâté bien placés laisseront la place au doute…

Ensuite, cette stratégie deviendra une seconde nature et le nivellement de la langue se fera d'après ces prononciations vicieuses.

Et alors ?

Alors je vous le dis, mes bien chères soeurs, les vieilles qui nous prennent le chou avec l'écriture et la prononciation du français seront pri en flagrant délit et mi à l'asile, la limite sera attein et l'ortograf, la sintax et la conjugézon sera (sic) réformé (re-sic) pour coléha (choléra ?) cette nouvelle actualité.

Au fait, pourquoi faut-il marquer le féminin ? Voui, ben je vais pas ouvrir une autre boîte, là... J'ai pas fini celle-ci et j'ai un peu mal au coeur.

On laisse, en terminant ce billet, beaucoup de chair autour de l'os à ronger, un gigot entier, en fait : la place symbolique du genre, du nombre, du substantif et du verbe … Ce que disent les conjugaisons du rapport de l'un à l'autre, de notre rapport à l'autre, la préséance de l'agir sur l'agissant, etc.

On ne dispose pas soi-même du bagage indispensable à qui voudrait épuiser la question : comment et pourquoi fait-on, doit-on faire ou non évoluer la langue, comment savoir juscoulonpeutaléran ce domaine ; la grammaire s'édicte-t-elle ou vit-elle de manière autonome, et caetera.

L’on invite les savants à s'y pencher, ils se sont d’ailleurs déjà amplement penchés et si je les avais lus, je n'aurais pas écrit cet interminable billet.

Mea culpa, salut et fraternité.

PS 1 – Tandis que je revois cette copie, j’entends la présentatrice de l’excellente, au demeurant, vraiment excellente émission du soir de France Inter « Ouvert la nuit », répéter ad nauseam «Patrick Zeuss’kine» pour parler de l’auteur de La Contrebasse. L’interprétation de Cornillac mis en scène par Daniel Benoin paraît plutôt pas mal. Le texte de Süskind (en français l'Umlaut ou tréma sur le "u" n'en change pas le son : zusskinn'd) est magistral, comme son Pigeon, comme son Parfum.

PS 2 - Manière de récréation, voici quelques lignes de notre Prou-Prou préféré, mon maître en chierie syntaxique :

«Ma seconde arrivée à Balbec fut bien différente de la première. Le directeur (du Grand Hôtel, ndlr) était venu en personne m'attendre à Pont-à-Couleuvre, répétant combien il tenait à sa clientèle titrée, ce qui me fit craindre qu'il m'anoblît jusqu'à ce que j'eusse compris que, dans l'obscurité de sa mémoire grammaticale, titrée signifiait simplement attitrée. Du reste, au fur et à mesure qu'il apprenait de nouvelles langues, il parlait plus mal les anciennes. Il m'annonça qu'il m'avait logé tout en haut de l'hôtel. «J'espère, dit-il, que vous ne verrez pas là un manque d'impolitesse, j'étais ennuyé de vous donner une chambre dont vous êtes indigne, mais je l'ai fait rapport au bruit, parce que comme cela vous n'aurez personne au-dessus de vous pour vous fatiguer le trépan (pour tympan). Soyez tranquille, je ferai fermer les fenêtres pour qu'elles ne battent pas. Là-dessus je suis intolérable» (ces mots n'exprimant pas sa pensée, laquelle était qu'on le trouverait toujours inexorable à ce sujet, mais peut-être bien celle de ses valets d'étage). (…) il craignait qu'il y eût des «fixures» dans le plafond. «Surtout attendez toujours pour allumer une flambée que la précédente soit consommée (pour consumée). Car l'important c'est d'éviter de ne pas mettre le feu à la cheminée, d'autant plus que pour égayer un peu, j'ai fait placer dessus une grande postiche en vieux Chine, que cela pourrait abîmer.»

(Marcel Proust - A la recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe)

(*) Vu le contexte, je peux bien me payer un néologisme, non ?

(**) Bambaner : promener, en lyonnais de base