Trois poèmes de Robert Rapilly


LA RENCONTRE

Feinte immobilité centrale de l'esquif
Calendes en suspens que le tangage berce
Un point sombre apparu du temps répétitif
Croissance d'un contour qui gonfle en sens inverse

Infime ajustement chacun de son sillon
Saisissement profond quand se frôlent les coques
Superbe insoupçonnée à l'autre pavillon
Salut par le roulis d'étraves réciproques

Poséidon sondé non plus leurre païen
Deux bateaux et la mer et l'air en quatre masses
Eole converti flux mécanicien

Héphaïstos dompté soufflant ignition
Orgue du concerto bruissement des surfaces
Rappel aux passagers qu'un jour pointe Ilion

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SALON DU DIRECTEUR DE LA COMPAGNIE A SANTA FE

Chaque petite alcôve abrite une banquette
couverte en velours bleu. Puis la porte-fenêtre
ouvre à la serre blanche où la vigne a poussé ;
car le raisin de table est bon à Santa-Fé :

par le Maître cueilli, sur place on le déguste.
Un brûle-parfum rond repose sous le lustre
au centre de la pièce où le banc d'Amsterdam
s'adosse au mur tendu d'un geai semblable au paon,

tapisserie en perle avoisinant l'écaille
d'un guéridon laqué lot d'enchère locale.
Banc et volets jaillis d'un pinceau victorien,

vases, papier de riz, bahut et baldaquin
dessus la cheminée... un miroir stratégique
condense le salon en diapositive.

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EN ATTENDANT LES OFFICIELS

On annonce le Gouverneur honoraire Manuel Maria Zavalla, accompagné de Gabriel Carrasco le directeur du Bureau de la statistique, deux volontés implacables à quoi le chemin de fer doit son essor. Mais la cohorte des officiels tarde à débarquer. Manuel Mauraens patiente à griffonner une chanson en marge du cahier de brouillons, schémas et calculs. (...)

Manuel chantonne :

Fives se souvient des cavernes,
Lascaux passée aux Temps Modernes.
En vrai ses rêves à l'envers
longent en train des nuits d'enfers,
brique où se projettent des plages
d'Amérique, lointains mirages...

Passe l'heure aveugle où s'esquisse
un scintillement dans l'abysse :
coulent le sucre, l'or, le fer
et l'argent. Mais, coeur toujours fier,
la grotte Guachipas s'allume
et l'oeil de l'Indien luit dans la brume.

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REPERES

El Ferrocarril de Santa Fives est sorti des limbes où le tenait soigneusement et tendrement emmailloté son auteur, Robert Rapilly, qui remettait cent fois, et depuis plus de cent jours, son ouvrage sur le métier. Le Ferrocarril est sorti, loco en tête, des ateliers en 2011 chez La Contre-Allée - coll. Sentinelles.

Les trois extraits ci-dessus, choisis à l'arrachée mais sans hésitation aucune dans les 200 et quelques pages du Ferrocarril, correspondent davantage à des sonorités-images qui m'ont d'abord pénétré l'esprit à la première lecture, avec leur tempo, leurs bruissements, couleurs et matières, et qui n'en sont jamais sorties, plutôt qu'à un propos délibéré.

Or, mystères et merveilles de la construction littéraire, ces trois extraits renvoient chacun à un moment et à un mouvement de cette oeuvre aussi musicale que poétique : La Rencontre (de deux navires) se produit sur le dos de l'Atlantique, pendant la paisible traversée de paquebots chargés de tout un chemin de fer (hommes et matériels) voyageant de Fives-Lille à Santa-Fé (Argentine) où sera construit "El Ferrocarril".

Le "Salon du directeur", portrait de facture ultra classique (on dirait un petit tableau de l'école lyonnaise), montre comment vivent là-bas les post-colonisateurs vers 1880 (étant entendu que l'Indien a déjà senti passer les Espagnols trois cents ans plus tôt, et les Italiens plus récemment).

C'est cet Indien qu'on aperçoit dans le troisième poème (-chanson ?), "Fives se souvient des cavernes..." griffonné par l'ingénieur Mauraens qui n'a pu se départir de ce "mauvais pli" consistant à couvrir ses marges de cahier avec tout autre chose que la matière de son travail.

C'est assez pour aujourd'hui. Ce livre complexe plus qu'il n'y paraît ne saurait se satisfaire d'un rapide billet. Lire le prochain pour en savoir plus sur cet opus très singulier qui porte comme sous-titre très ajusté (comme tout ce que produit Robert Rapilly) : Voyage poèmes.

Pourquoi n'en parler que maintenant ? Mystère aussi. Il est des oeuvres qui doivent "reposer", au sens de la décantation.