Mon enfance et mon adolescence ont été gorgées de beauté.

Loin de moi les visions enjolivées d’un supposé paradis enfantin, la repeinture en rose de lieux qui furent, fortuitement, le cadre de mes jeunes années. Non, cette beauté n’est pas un faux souvenir : c’est celle de la nature, qui toujours me berça chaudement, bien que je n’aie pas eu spécialement froid, celle d’un monde rustique et autosuffisant, à l’horizon petit mais familier, aux dimensions d’un clocher, d’une rue principale et de quelques maisons de bourg.

La beauté, voyez-vous, était quotidienne. Autant dire qu’on ne s’en souciait pas : qu’un ru traversât le fond du pré derrière le lavoir du village, qu’on s’y accroupît à l’âge où la racine d’un peuplier devient montagne, la plus minime accumulation de limon entre deux touffes de cresson, un fjord profond ; qu’on respirât en même temps le parfum, vivace et saturé d’irones, d'un tapis de violettes agitées par la brise juste sous notre nez… Et voici la beauté brute, support de contes et d’imaginations débridées, sans que pour autant nous eussions à penser «c’est beau». Simplement, cela nous enveloppait, nous emportait dans une création sans fin.

Dans le ruisseau derrière le lavoir, le sable, les graviers polis et quelques branchages avaient constitué une île tout juste grande comme un dos de chien. L’on pouvait enjamber le ruisseau en posant un pied sur elle, mais nous ne le fîmes jamais : l’autre rive (à moins d’un mètre cinquante, c’est-à-dire la rive opposée de notre Mississipi) avait valeur de frontière. Le talus remontant raide au-dessus de l’eau portait, après une pente brune jonchée de renoncules, une clôture barbelée qui définissait le champ "à monsieur Untel". Là s’arrêtaient nos terres, le pré communal et le petit bois qui enfermait le chant du ruisseau sous ses ombrages. Là était la beauté.

La beauté nous explosait au visage en l’espèce d’un rosier gigantesque courant sur toute la clôture du jardin. Une énorme floraison saumonée, une abondance presque obscène de boutons puis de grosses fleurs qui s’épanouissaient et se fanaient d’un jour à l’autre avec la grâce de dames mûres affalées à l’heure du thé, distribuait une odeur entêtante au point d’en être presque solide. Le rosier avait grandi en rampant, il formait un arbuste horizontal et si costaud qu’on pouvait se nicher au cœur de ses grosses branches sans en craindre les épines, et l’on ramassait par centaines les pétales tombés à la texture épaisse, fraîche, nervurée, où l’on perdait le nez, imprimant à tout jamais dans nos sinus leur parfum sucré, poivré et rose comme un fruit d’Orient.

La beauté nous poursuivait au flanc des montagnes jurassiennes le soir, quand la prairie dans laquelle nous étions couchés, caressée par un soleil rasant, laissait les sauterelles se livrer sur elle à leur bal vespéral parmi les bleuets, les cardamines et les pieds-de-poule (par nous inexplicablement rebaptisés «gueule de lion»). Tandis que les crêtes se dessinaient comme un camaïeu de vert sombre où les affleurements antiques de vieilles roches exhibaient leurs plis vénérables, nous respirions la beauté cernée de la lumière couchante de juillet, nous écoutions les clarines des troupeaux détacher leurs notes cristallines de paix et de pâture. Nos corps étendus, paresseux, faisaient corps avec la montagne, nous en recevions un massage tellurique.

Même lorsque de terribles et secs orages frappaient, sur le vallon d’en face, de grands sapins réduits en une seconde par la foudre à l’état d'allumettes incandescentes, une haute et fugace flamme orangée éclairant l’ardoise de la nuit griffée d’éclairs blancs, la beauté en même temps que la terreur nous faisaient nous faufiler sous nos lits au cœur de l’apocalypse, attendant la pluie et le silence apaisé de l’aube.

Verte odeur des sombres lacs de retenue de la Marne ; blancheur étincelante des neiges fraîches et déjà croûtées par le dur gel de l’Est ; rouges bois d’automne et leur promesse de récoltes innombrables de champignons délicieux ; beauté calme et sinueuse des canaux meusiens où les péniches glissaient aux à-coups du halage, inlassablement je pourrais égrener ces paysages intouchés de ma mémoire : tendre Bresse verdoyante, Jura éclatant, majestueuses forêts lorraines…

Aujourd’hui, voyageant tel un rat de laboratoire dans le labyrinthe du métro, levant machinalement la tête vers un impossible horizon dans une station particulièrement moche, je demeure, au cœur de la ville, navrée par la laideur continue du paysage urbain de ce siècle : ses carrelages crasseux, ses gares de béton gris, la vulgarité des escalators, la crasse des vitres multipliée par le nombre indécent des vitres et, la surface atteinte, l’ignominie du déferlement automobile puant, chaque véhicule comme une bulle de solitude avec, accroché à son volant, un spécimen humain harassé au regard vide. La ville : son mobilier calculé pour plus d’efficacité, sans la moindre ligne courbe ou brisée, cette vision avare, rectiligne et triviale des urbanistes dernière génération ; les immeubles sans grâce aucune, l’entassement de la ville ; ses trottoirs pleins du débris permanent que crée une humanité de hordes qui se nourrissent en marchant d’aliments dégueulasses et abandonnent sur la voie publique un festival de papiers, cornets de carton, journaux non lus pleins de propos insanes ; écho de leurs vociférations téléphoniques, crachats, croisements incessants d’individus aussi indifférents les uns aux autres que de grotesques robots mal finis, tous en route pour le même néant.

Je les plains, ils m'attristent et me font sentir plus durement notre condition commune, eux qui n'ont peut-être pas connu d'autre paysage.

Comment s’échapper d’ici ? Comment faire pour que nos yeux, dans le temps qui nous reste, soient baignés de beauté ? Pas autant que dans notre enfance, non, cela nous savons que c’est impossible, mais peut-être un peu, un peu chaque jour ?