Le lundi après-midi, une fois rangées les courses d'Al Campo, la taulière de l'Appentis file à un rendez-vous digne des sociétés secrètes balzaciennes ou des coteries d'insurgés de 51... L'ombre tutélaire et chapeautée du Bachelier Vallès rôde au coeur des rues plates du centre ville...

C'est derrière la préfecture (nul Javert à bâton ferré n'est visible alentour), pour 14 h 18. Drôle d'endroit pour une insurrection. Le gars m'a dit "vers le kiosque à musique, arrêt du bus n° 10, vous verrez du monde".

Et en effet. Une dizaine de dames diversement équipées. Les unes, telles les cousines proustiennes du Faubourg, le mollet sanglé et l'alpenstock au poing comme pour aller porter au duc de Guermantes (qui ne voulait absolument pas l'entendre parce qu'il se préparait pour un bal costumé) la nouvelle de l'agonie de leur parent commun, ce pauvre Amanien d'Osmond.

Les autres se montrent réciproquement les diverses épaisseurs de premier tricot, second tricot, premier pull, gilets, imperméables qu'un temps incertain les avait persuadées d'empiler, ce qui leur donne l'allure d'un regroupement de totons colorés virevoltant devant l'abribus ... D'autres enfin, sont bien imprudemment chaussées de baskets blanches avec incrustations de fausses pierres.

Quelques néocomplotistes restent à l'écart pour montrer qu'elles sont nouvelles. Les plus chenues se comptent. Deo gratias il n'en manque pas.

Qu'allions-nous donc conspirer en cet arroi ?

Un test !... Que nous explique l'animatrice. Pour voir si l'on sera capable de suivre les balades organisées par l'Office Stéphanois des Personnes Agées.

Voilà un nom d'association qui ne cache pas son objet ! Nul Senior's Club ni Rando Argentée, encore moins Balade des Aînés. Non : personnes âgées nous sommes - on ne dit pas de combien - personnes âgées nous marcherons, et fièrement. FI-E-RE-MENT NOUS MAR-CHERONS...

Six minutes.

Alors on va marcher pendant six minutes autour d'un parcours de cinquante mètres délimité par des plots. Chaque tour nous verra nanties d'un cure-dents, avatar cheap des bûchettes que nous taillions, enfants (ou que nos papas taillaient pour nous) dans les brindilles de fagot pour apprendre à compter.

Oui, génération grasse du pouce qui ne connais que la calculette et le numérique ! Moi être de l'époque des bûchettes et je te chante la chanson de Brigitte Fontaine, tiens : "je suis vieille et je (...)". Ne nous énervons pas.

Super, in-petté-je en me pointant non sans appréhension dans ce groupe de vieilles marcheuses habillées par le Vieux campeur.

... Ensuite, dit l'animatrice, on va compter : donc 1 allumette égale 50 mètres, mettons 8 allumettes font 400 mètres en six minutes, donc vous faites du 4 à l'heure.

Ho, Bijou, Hooo ! 8 allumettes, comme t'y vas !

Ensuite, imperturbe l'animatrice, on fera le tour complet du complexe sportif (mais moi j'en ai, des complexes sportifs !!) qui fait presque quatre kilomètres. Et après, re-test de "vitesse kilométrique" (deux notions selon moi antinomiques, la vitesse et le kilomètre...).

Et d'empoigner son sifflet...

Avant qu'ait retenti la fin du signal, la plus capée de la troupe (casaque polyester zébrée noir et blanc, imprimée flashy jeux de dés sur harnais de canasson) s'est déjà élancée. Avec son handicap de 8 décennies et 3 unités, comme pour le Paris-Colmar, coudes au corps, la perruque super-bien vissée. La vache, elle a déjà deux cure-dents, Jacqueline. Ses gambettes filiformes tricotent le tour de piste.

L'équipe de votre servante est composée de : Ouarda et moi.

Bon. Nous voilà donc en piste. Ouarda compte, je marche. Je compte, elle marche en argonnant dur, au point que la Fédération Nationale de la Marche Athlétique l'aurait déjà disqualifiée pour défaut d'appui au sol (ceux qui courent tout en faisant semblant de marcher). Putain que c'est dur ces tours de 50 mètres pendant six minutes ! Un plot, deux plots... Quatre plots, la bûchette - euh, le cure-dents.

La Jacqueline, avec sa liquette à bourrins qui flotte au vent, c'est pour elle que le surnom de la Brindille a été inventé, pas pour la Moss. Et elle est chaussée pro, la bâtarde. Elle fait 9 allumettes, j'y crois pas. Sifflet.

7 cure-dents. Changement d'équipe.

Ouarda commence son tour tranquillement. Avant le départ, elle m'a expliqué que le centre de cancérologie lui recommandait de faire énormément d'exercice physique. Elle marche, elle fréquente l'aquagym, etc. Bref, elle fait tout ce qu'il faut pour se débarrasser de la bestiole et ça réussit plutôt bien. Le médecin est très content d'elle et la voilà au bout du dernier traitement, excellent bilan et feu vert pour la suite.

C'est bien la meilleure nouvelle de la journée.

Ouarda fait 4 allumettes assez péniblement. Son visage prend la couleur d'un ivoire légèrement brillant mais elle marche, droite et appliquée, son corps imposant se dandinant d'un côté et de l'autre, le regard porté loin devant. Ouarda marche comme marchaient les femmes antiques portant l'eau, chaque pas dans le fil du précédent. Sa silhouette est majestueuse, son allure tranquille, les pans de sa djellaba dans la brise. Son regard est porté loin devant, vers un futur qu'elle espère enfin peinard après sa vie de travail (employée quarante ans dans une administration), vers l'avenir de ses quatre enfants et la tranquillité de son époux, ancien conducteur de bus. Ouarda marche vers la guérison et se fout complètement du nombre de cure-dents.

Quoique...

Ah la coquine ! Chaque avant-dernier plot, elle coupe sans vergogne et rejoint le dernier en diagonale. Tranquille, elle resquille 5 mètres à chaque fois. Lorsque le sifflet retentit, elle a gagné un tour. Sincèrement conquise par la désinvolture de sa triche, j'ajoute en loucedé un cure-dents et basta, l'épreuve-test est validée par 6 bûchettes.

"Les vieux sont jetés aux orties
À l'asile, aux châteaux d'oubli
Voici ce qui m'attend demain
Si jamais je perds mon chemin (...)"



Brigitte Fontaine, Prohibition, 2009, Polydor/Universal Music. Signaler au passage que je vendrais toutes les autres chansons de BF - (quoi que... non !) pour sa "Lettre au chef de gare de Latour de Carol" (Areski - Fontaine). Fontaine est une poète majeure qui ne "compte pas sur ses doigts"... La seule trace que j'aie trouvée sur Youtube de cette chanson magnifique : http://www.youtube.com/watch?v=OOtsz7JQF1c malgré un habillage discutable (couper l'image qui fout le vertige).