... Voire à écrire, que les salariés des enseignes de bricolage qui bossent le dimanche, tout comme ceux de la parfumerie ouverte jusqu'à minuit, semblent se mobiliser massivement pour défendre leur bifteck augmenté.

En effet, lorsqu'une centaine d'employés décident d'assigner en justice une intersyndicale qui s'est positionnée contre les horaires nocturnes, lorsque "plusieurs dizaines" (sur environ 2800) se constituent en collectif des "Bricoleurs du dimanche" pour soutenir leurs employeurs qui vont "braver la justice" en ouvrant malgré l'interdiction (ce qui leur vaudra des astreintes assez cossues de l'ordre de 100 000 euros par ouverture), il convient de se demander ce qui les meut.

J'ai bien dit "meut" et non pas "bêêê".

Internet regorge d'informations sur ce dossier brûlant (et épineux, tiens, rajoutons un poncif, y a de la place). On lit dans la presse en ligne que 101 employés de la parfumerie en question se seraient mobilisés en faveur de ces horaires nocturnes. Chiffre intéressant : 100 +1, ça permet de dire "plus de cent salariés". Au final, ce seraient environ 50 personnes. Ah bon. Vous allez voir qu'au fil de l'info, la fonte continue de ce chiffre annoncé à grands coups de trompette va nous ramener à l'effectif réel de cette boîte, 200 salariés dont 58 travaillaient le soir. Etaient-ils tous au TGI pour contester cette décision qui, précision utile, prive l'enseigne de 20 % de son chiffre d'affaires (tiens, voilà un chiffre intéressant !). Ca fait rien : mentez, manipulez, il en restera toujours quelque chose.

Quant aux valeureux Bricoleurs du dimanche : quelques dizaines sur 2800, dites-moi, ça fait tout de même entre 2 et 3,6 % des salariés mobilisés, non ? Oui, 3,6 % maxi parce qu'au-delà ça ferait plus de 100 salariés mobilisés, et vous pensez bien que la presse aux ordres ne se serait pas privée d'écrire "une centaine", voire "plus de cent" (comme dans la parfumerie). Bon : quelques pour cent des salariés du secteur bricolage souhaitent continuer de bosser le dimanche.

Manipulés, dites-vous ?

Question subsidiaire : sur ces salariés du dimanche et de la nuit, qui ont évidemment, faut-il le répéter, un réel besoin de ce complément de salaire, combien bénéficient d'un contrat de travail à plein temps ?

Il n'en reste pas moins que, dans l'affaire de la parfumerie, le tribunal a statué sur la demande d'une intersyndicale regroupant des tendances aussi diverses que SUD, la CFDT ou la CGC. Ceci devrait peut-être aider à comprendre qu'il ne s'agit pas de la foucade d'une poignée d'agités.

«C'est l'ensemble des salariés du commerce qui est concerné par cette décision. Il s'agit bien de l'intérêt collectif des salariés et pas de la somme d'intérêts particuliers» dit un représentant syndical, qui regrette que les gens impliqués dans la défense de cet horaire l'aient fait sur un "malentendu".

Voilà donc qu'on entre dans le dur : en effet, la défense d'horaires diurnes et d'un repos dominical compatibles avec une vie familiale et sociale "normales"... Seigneur, pincez-moi si vous existez, je suis dans un mauvais rêve ! Je suis en train d'essayer de justifier quelque chose pourquoi nos aïeux se sont durement battus pendant un demi-siècle sur le carreau des mines, dans les cours pavées d'usines concentrationnaire où ils étaient esclavagés, après que des générations de pauvres hères leurs aïeux à eux, se sont crevé (au sens propre et très prématurément) la paillasse pour engraisser quelques familles confites dans leur graisse rentière !! Oui, ils se sont battus pour pouvoir se reposer le dimanche tout en gagnant suffisamment pour vivre, ils se sont battus pour ne pas travailler le dimanche ! Pour bosser 48 heures par semaine, puis 42, 40, etc.

Une petite anecdote personnelle : la patronne de l'Appentis, en 1970, prit un emploi dans un atelier particulièrement moyen-âgeux situé au bas des pentes de la Croix-Rousse, le long de la Saône. Elle dévalait les "Esses" (route à virons qui descend du Plateau jusqu'aux quais) à pinces à 3 h 30 le matin, parce qu'on embauchait à 4 heures. Son thermos de thé lui battait les flancs. Elle ne faisait pas la maligne dans cette colline boisée et déserte, à cette heure absolument creuse, bien que seuls quelques chats détalassent dans les buissons environnants.

L'usine, aucune raison de taire son nom, s'appelait Gillet-Thaon et faisait de l'apprêt et teinture sur tissus synthétiques. La taulière qui n'était pas encore patronne mais simple "OS2" (1) était affectée à une machine de contrôle des tissus teints, on appelait ça la "visite".

La famille Gillet possédait un certain nombre de grosses propriétés dans la ville et alentour ; en particulier, sur ce versant "vert" de la Croix-Rousse un petit château qui n'est autre, de nos jours, que la fameuse villa Gillet, propriété de la Ville de Lyon depuis 1963, suite au don de ce bien par un des héritiers Gillet, et depuis 1987 haut lieu culturel. Dans cette magnifique propriété et le parc alentour, les Gillet possédaient de très belles écuries qui permettaient au père Gillet, avant l'automobile, de descendre en calèche par ses allées sablées voir marner ses esclaves. Au sous-sol de la villa, un petit théâtre privé servait à la famille et aux amis à prendre des distractions sur place...(2)

En 1970, en bas, sur le quai de Serin devenu depuis quai Joseph Gillet (je pouffe), les ouvrières tombaient comme des mouches : on bossait dans l'odeur entêtante, écoeurante, nauséeuse, d'un truc qui dans ma mémoire est du benzol ou benzène, mais je peux me tromper, et qui puait comme du vernis à ongles chauffé. De temps à autre, les portes en feuilles plastique séparant l'atelier "teinture" de l'atelier "visite" s'ouvraient pour laisser passer : un chariot élévateur portant sur ses fourches deux ou trois gros rouleaux de tissu à visiter. Ou une civière charriée par deux hommes et où gisait une femme qui avait chu devant son bac à teinture (devant, pas dedans sinon y aurait pas eu de civière). L'atelier teinture avait mauvaise réputation et les "visiteuses" s'estimaient bien loties d'être au contrôle et non à la production.

La civière et ses porteurs se rendaient de l'autre côté de la cour, au cabinet du toubib (un médecin à temps complet affecté à l'usine ! Incroyable mais vrai), lequel renvoyait la syncopée avec une aspirine. Sans doute l'ouvrière se reposait-elle un court instant, après quoi elle retraversait la cour où elle pouvait prendre une goulée d'air et retournait dans son enfer chimique, la mine jaune et les yeux cernés. Chaque ouvrière (de solides mégères, dans l'ensemble) avait près de la jambe, dissimulée sous le capot de la machine, une bouteille de blanc sifflée dans la journée. Avec son thé, la taulière de l'Appentis faisait figure de mauviette.

Nous travaillions 54 heures par semaine, en six fois neuf heures du lundi au samedi. Les heures supplémentaires n'étaient pas proposées mais imposées. Les échos de Grenelle ne parvenaient pas jusqu'aux quais insalubres de Myrelingue-la-Brumeuse (3). On travaillait debout devant la machine de contrôle constituée d'un écran que des néons crus éclairaient par derrière - nous dirions aujourd'hui rétro-éclairés, et devant lequel on faisait défiler, à l'aide d'une pédale, le tissu teint pour y repérer les défauts. Le rouleau de tissu était installé par les manutentionnaires sur l'axe d'en haut et s'enroulait en bas sur un autre mandrin. A chaque défaut il fallait installer une "sonnette", fil de couleur différente qu'on cousait rapidement en 2 points arrière dans la lisière en laissant dépasser deux fils noués. Les tissus, synthétiques, étaient des crêpes de polyester ou du lycra, les couleurs : bleu marine, bleu turquoise, rouge vermillon ou blanc azuré.

Nous étions en 1970, à la fin du XXe siècle donc. Voui voui...

La taulière remontait les Esses jusqu'à son appartement croix-roussien où elle s'effondrait sur son lit et se réveillait sur le soir avec la gueule de bois. Elle n'osait plus faire chauffer son repas avant de se reposer parce qu'elle s'était endormie une ou deux fois pendant les cuissons et avait retrouvé au réveil, sur le réchaud à gaz, une casserole rougeoyante contenant des aliments carbonisés. Une fois, des oeufs durs qui, transformés en ovoïdes d'ébène, sautillaient gaiement hors de la gamelle avec de petites détonations.

Au bout de quelques semaines de ce régime, la taulière (22 ans), victime d'hémorragies récurrentes (qui la terrorisèrent, mais les ouvrières lui dirent que "c'était normal"), de maux de tête, et qui voyait double, ne vivait que pour une idée fixe, du genre de celle qui pourrait obséder un hamster sur sa roue : comment se tirer de là ? Une suite de heureux hasards lui permit de quitter cette sinécure. Fin de l'anecdote, sauf pour les autres ouvrières et ouvriers, dont il aurait peut-être été intéressant, avant de donner au quai de Saône le nom de ce patron lyonnais, de connaître le nombre, l'intensité et la létalité des maladies professionnelles qui n'ont pas manqué de les ronger.

C'est vers ça qu'on veut revenir ? C'est ça qu'on veut ?

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(1) Un paradoxe amusant veut que "OS" (Ouvrier Spécialisé) ne désigne pas un professionnel possédant une compétence particulière mais au contraire un manar sans qualification, mais "spécialisé" dans une seule tâche sur une machine donnée. Généralement les travaux les plus enchanteurs. OS2, c'est l'échelon le plus bas.

(2) Pour un aperçu de l'histoire des familles lyonnaises : http://www.lexpress.fr/informations/les-secrets-d-une-mutation_646888.html

(3) "En France, pour les salariés à temps complet, l’essentiel de la baisse de la durée hebdomadaire s’est accompli entre 1966 et 1982. Elle est passée d’environ 45,5 heures à un alignement sur la durée légale, soit 40 puis 39 heures en 1982." Soixante ans de réduction du temps de travail dans le monde - Gérard Bouvier et Fatoumata Diallo, division Synthèses des biens et services, Insee, janvier 2010