Alors, je vous redonne un petit Gillet pour la route ?

Usine Gillet-Thaon, février 1970 -

1

La pause se déroule dans les vestiaires. Les vestiaires sont un appentis (déjà !!) situé au niveau de la toiture de l'usine. Le sol est grossièrement planchéié, le plafond en pente oblige à rester courbé. Deux ou trois longues tables en bois - sans doute du mobilier de l'atelier tombé en désuétude car c'est du mastock, grosse poutre centrale, plateau usé et entaillé de multiples encoches d'outil coupant ; de chaque côté un banc de même longueur. Des ampoules nues ou peut-être coiffées de ces sinistres abat-jours en tôle émaillée, une par table, distribuent une lumière chiche.

Ca, c'est la théorie. En réalité, la plupart des femmes mangent aux machines pour : gagner du temps ; faire quelques pièces de plus qui donneront à la fin du mois une prime en centimes ; rattraper un retard. Simple flemme de quitter l'atelier, de se déplier, de bouger.

La taulière dans l'appentis est donc seule la plupart du temps. Elle a toujours un bouquin, se place au centre du banc, sous l'ampoule, et lit en cassant la croûte. De temps en temps passe le contremaître, un type au regard salace, qui traîne un peu dans le coin et lui demande toujours si "ça va". Sans doute répond-elle que oui, peut-être d'un simple signe de tête car à cette époque elle est, dans cette grande ville, toujours une provinciale timide.

2

Chaque visiteuse de tissu doit disposer d'une trousse d'outillage contenant son nécessaire : ciseaux, fil, grosses aiguilles. Pince pour débloquer le défilement du tissu, qui coince souvent. Burette d'huile, etc.

La nouvelle arrivante n'a pas de trousse. Dans les premiers temps, elle emprunte ici ou là. Un jour une femme lui dit : "faut demander ta trousse mais la demande pas au chef, va voir directement au bureau". Elle demande pourquoi, il lui est répondu : si tu demandes tes outils au chef il te donnera rendez-vous au vestiaire pour te les remettre. T'auras tes outils si t'es gentille avec lui. Y veut te sauter. Moi je te préviens après tu dis pas que je te l'ai dit.

Elle choisit de continuer à emprunter. Un jour, le chef passe vers elle et lui dit "elle est où, ta trousse ?". Elle répond qu'elle n'en a pas encore, ou balbutie qu'elle va en avoir une, ou peut-être, intimidée, ne répond-elle rien. Il dit qu'il lui donnera de bons outils, qu'il lui faut des ciseaux qui coupent bien et qu'il verra avec elle à midi.

3

Lorsque vient le moment de la remise de la trousse, elle décide de jouer son va-tout et se rend au bureau vitré. Le chef d'atelier (qui n'est pas le "chef", lequel est un simple contremaître, mais leur chef à tous) s'appelle Monsieur Panier. Le nom de cet homme doit être cité. Elle frappe et par la porte vitrée, voit que M. Panier l'invite à entrer. Elle explique, la tête baissée, qu'elle doit s'en aller. M. Panier semble surpris et lui demande ce qui ne va pas. Elle se met à pleurer car depuis que l'ouvrière lui a expliqué comment les choses se passaient au vestiaire, elle meurt de peur et là, la boule qui encombrait sa gorge devient vraiment trop dure, trop amère. Alors elle brode, elle raconte une histoire de fatigue, de malaises, s'enferre, se mouche et réaffirme qu'elle doit s'en aller, là, tout de suite.

M. Panier ne dit rien pendant tout ce temps. Ensuite, il regarde la fiche de l'ouvrière improvisée qui se tient devant lui et lui dit : "vous ne devriez pas travailler ici, c'est trop dur et ce n'est pas un endroit pour une jeune fille. Je vois que vous avez votre bac, pourquoi ne pas chercher dans les bureaux ?". Elle n'y avait jamais pensé. Elle ne savait pas qu'avec un bac on pouvait aller ailleurs qu'à l'usine. Ou plutôt, chercher du travail en usine était le plus facile, on passait le poste de garde, on demandait s'il y avait du travail, la réponse était toujours oui, et l'on filait au bureau du personnel. En général une heure après on était en poste. Chercher dans un bureau, d'abord elle ne sait pas où est-ce qu'on trouve "des bureaux".

M. Panier écrit sur un bout de papier et le lui donne : "allez chez ... (nom d'une boîte d'intérim, quasiment la seule sur le marché à l'époque). Demandez Mle Unetelle de ma part, c'est la directrice. Elle vous trouvera quelque chose. Je vais vous faire faire votre compte mais il faut terminer vos heures. Avez-vous fait la pause ? Non, mais elle dit oui. Elle s'essuie les yeux, retourne à la machine, le morceau de papier dans la poche. Trois heures plus tard, elle est missionnée par la société Bis pour un job de très haut niveau chez Assurances Générales de France, où elle remplira des mandats pendant un an sous la bienveillante férule de deux mémés comptables qui, dès que sa mission est terminée, en commandent une nouvelle pour se garder leur petite main. Les Assurances Générales de France, après Gillet, représentent une espèce de paradis de papier et de classeurs, chauffé, avec des fenêtres qui donnent sur la rue et une bonne paye. La vie recommence ou continue.