Après le Gillet d'hiver, un peu tristounet je vous l'accorde (comme souvenir aussi, il l'est), un petit Gillet d'été ?

La famille de teinturiers-apprêteurs (également fondatrice de Rhône-Poulenc, on voit que c'est du lourd), possédait nous l'avons dit, outre le manoir de la rue Chazière dominant l'usine du quai de Serin, diverses propriétés dans des endroits riants.

L'industriel lyonnais a coutume en général d'envoyer sa famille, dès la fin du printemps, lorsque la ville se recouvre d'une nappe thermique étouffante, lorsque l'air ne circule plus, que la Saône montre son fond vaseux, lorsque le Rhône métallise sous le cagnard de juin prometteur d'un été infernal et que les rues sentent le goudron, le béton, le papier graisseux desséché et tout un tas de bonnes odeurs comparables, sur lesquelles surnagent les effluves prégnants du diesel des taxis en maraude, bref : l'industriel envoie sa bourgeoise et ses neuf petits dans les Monts du Lyonnais alentour.

Là, de très hauts murs dissimulent une certaine opulence (mais toujours un peu retenue, étriquée, économe) et, plus prosaïquement, de grands parcs pentus en haut desquels d'énormes maisons à trois étages tournent leurs vingt-sept fenêtres vers la vue imprenable du val de Saône, avec le majestueux méandre de Collonges et jusqu'à l'autre versant, où s'étage une richesse peut-être supérieure mais plus récente, à Caluire-et-Cuire ("Ah, voire Caluire et cuire" - Varax Varaxopoulos dans Sur la Terre comme au ciel, de René Belletto dont nous reparlerons).

Les Gillet ne rompaient point avec cet usage ; mais leur propriété à eux, d'un saut de puce qui semblait indiquer qu'ils ne souhaitaient pas trop s'éloigner de la maison-mère (au sens propre), était construite beaucoup plus près du centre ville, à la Duchère.

Pour celleux qui ne connaîtraient ce toponyme qu'à travers les médias déchaînés de 2005, année d'émeutes dans "les quartiers" restée dans toutes les mémoires, et qui associeraient La Duchère à Vaulx-en-Velin et autres Minguettes, sachez que ce quartier populaire, qui bénéficie encore aujourd'hui de tous les labels les plus chicos (Zone sensible, ZSP, territoire "politique de la ville", zone d'éducation prioritaire and so on), n'était, jusqu'à la deuxième moitié du vingtième siècle, qu'une verte colline boisée (la troisième de Lyon, où une mémoire collective un peu radine n'en évoque toujours que deux : "celle qui prie" - Fourvière et "celle qui travaille" - la Croix-Rousse des Canuts) ; troisième colline boisée, donc, sur le dos elliptique de laquelle on trouvait aussi des vergers, des cultures, des pâtures et un petit château, avant que, dans les années soixante, on eût l'idée lumineuse d'y construire, peu ou prou, la Duchère actuelle.

Ce n'est pas dans ce château-ci (détruit depuis), mais dans le domaine de La Volontaire, situé sur le plateau de la Duchère et passé de la famille Tabareau à la famille Gillet par le jeu de sages alliances patrimoniales, que se joua vers 1920 un drame assez corsé dont la presse de l'époque, auto-muselée par une complaisance non pareille, ne donna aucun écho, et ce à la demande expresse de la famille. Hauts murs et silence de tombe, ainsi a prospéré Lyon la soyeuse.

Divers documents compilés donnent un aperçu, de la taille et de la clarté d'un soupirail farci de toiles d'araignée, sur cette histoire que nous pensons reliée, à tort ou à raison, au "Temple d'amour", construction tarabiscotée et toc au possible qu'on trouve encore aujourd'hui sur les pentes, toujours forestières, du quartier. Il est réjouissant de penser que ce lieu faussement romantique survit à l'état de charmante ruine totalement incongrue au milieu d'une téci lyonnaise un peu turbulente. Aujourd'hui, sur son contrebas est installé un composteur magnifique alimenté par les habitants de Balmont, le Neuilly de la Duch'. Sic transit... - Voilà pour l'historique.

Le drame Gillet, pour ce que l'on en sait : un jeune homme, au motif qu'il intrusait nuitamment dans la maison Gillet, fut massacré à coups de pelle par leur jardinier, lequel on envoya rapido presto d'abord à l'armée, ensuite à l'asile pour qu'il y soit "protégé" et surtout, rendu muet ou fou, ce qui revient au même car la parole des fous n'est que rarement audible, raison pour laquelle il faut écouter religieusement Artaud.

Est-ce au Temple d'amour de la Duchère que Madame Gillet rencontrait l'amant de sa fille, avec laquelle elle le partageait, et dont on a toutes raisons de penser qu'il s'agissait du jeune homme amoché par le jardinier ? Le jardinier fut-il tueur à gages appointé par la mère jalouse, ou par le cocu magnifique, lequel continuait, dans la ville brûlante, à brasser ses mixtures teinturières (1) tout l'été pendant que "ses" femmes s'ébaubissaient de conserve dans la maison d'été duchéroise ?

Toujours est-il que les ouvriers Gillet furent prompts, comme de coutume à cette époque, à pallier l'amnésie des journalistes en composant une chanson sur cette sombre affaire moins grandiose, mais un peu plus complexe que le Rouge et le Noir et qui aurait été contée, quoique déguisée, par Henri Béraud dans "Ciel de suie". Comment les ouvriers avaient-ils été informés, comment furent punis ceux qui eurent l'audace de la chanter, voilà ce que l'histoire ne dit pas, et les paroles de la chanson, sans parler de la musique furent, sauf information contraire, perdues.

Voilà-t-il pas un assez gentil paletot ?

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(1) La lecture un peu flippante d'un rapport sur l'histoire de la chimie chez Gillet et Rhône-Poulenc semble indiquer que l'odeur épouvantable respirée (avec les molécules en sus, gratos) chez Gillet-Thaon provenaient de phtalates et d'un composé du genre isopropylbenzène, mauvais genre...