... Tel est en effet le titre du mince recueil de René Belletto sous-titré "XLVII sonnets", chez P.O.L. - 1986, dont vous avez trouvé ici deux extraits.

Bravo, les limiers, c'était pas gagné ! Vous avez dû faire un paquet de recherches croisées !

Le recueil me fut offert (édition numérotée 21/365) par mon aînée qui connaissait mon goût pour cet auteur inclassable, insaisissable, à la fois très célèbre (à mon humble avis pour de mauvaises raisons), obscur (par sa production confidentielle sur les quinze/vingt dernières années) et inégal quant au style et à l'intérêt de ses bouquins.

Le style, justement.

Dans les deux polars lyonnais Sur la terre comme au ciel et L'Enfer, le style est au meilleur de sa forme et je n'ai rien trouvé, dans ce qui est sorti ensuite, qui égalât ces deux opus. Garçon torturé qui dissimule son horreur de vivre derrière une impayable dégaine de voyageur de commerce bien de sa personne, Belletto essore tous les fils d'un humour désespéré, celui d'un type assez peu porté, à la plume comme dans la vie, à l'esclaffade. Voir à ce sujet, sur le site de P.O.L., la vidéo de son passage à Apostrophes : un régal, et pas seulement en raison de sa prestation de premier de la classe légèrement ennuyé, au détachement italo-british et à l'humour qui ne fait rire que lui (mais il rit quand il se brûle).

Sur la terre lyonnaise, un univers infernal

Les héros de Sur la terre... et de L'Enfer sont de fidèles alter ego de Belletto, au physique comme au moral. Ils trimballent leur pessimisme mi-smart mi-cucul dans un univers d'objets hostiles : les coins de tables viennent douloureusement à la rencontre des hanches, les leviers de vitesse cognent les genoux. Pour peu que l'on veuille ouvrir un tiroir, il vous choit dessus les petons... Dans l'Enfer, vous trouverez promu au rang de personnage secondaire un frigo qui tout au long du roman ne ferme pas où refuse de s'ouvrir, tandis que la canicule fait rage (les assidus de l'Appentis sont au fait de la capacité de nuisance estivale de Lyon). En même temps que le dénouement, le lecteur verra le frigo enfin maté...

Sous ses airs de dilettante un peu raté, Belletto ne laisse rien au hasard. Hypocondriaque suranné, il semble avoir été tracassé par des coliques néphrétiques et ennuis urinaires. Ses héros fréquentent avec plus ou moins de succès les urologues. On retrouve d'ailleurs le sang dans les urines du sonnet XXXIV...

A signaler à ce propos un détail, une broutille navrante : au début de Sur la terre..., le héros, David Aurphet (!), décrit le tracassin de ses symptômes, au nombre desquels figure le fait d'uriner quand ce n'est pas le moment. Dans la première édition on pouvait lire : "(...) je me forçais à uriner quand je n'avais pas faute". "Avoir faute", en lyonno-lyonnais, signifie "avoir envie ou besoin". Une coquille malencontreuse a réduit à néant ce clin d'oeil de parler local et l'édition poche arborait cette phrase totalement dépourvue de sens : "je me forçais à uriner quand je n'avais pas fait" ! On peut constater que l'édition nouvelle chez P.O.L. a renoncé à la lyonnaiserie, et la phrase est devenue un banal "quand il n'y avait pas lieu". Regrettable, que l'auteur en vienne à renoncer au sel de sa phrase (à compter que RB soit seulement au courant de cette petite mesquinerie) pour cause de nivellement par le bas.

Les héros bellettiens mènent des vies à la platitude désespérante, jusqu'à ce que le burlesque, l'angoissant, l'insupportable, fassent irruption dans leur quotidien. Ils font, de manière têtue, les rencontres qu'il ne faudrait pas, manquent consciencieusement celles qui pourraient peut-être leur enjoliver la vie, ou décident de manière abrupte de faire une méga-connerie (comme enlever un enfant, s'acoquiner avec un tueur à gages ou s'endormir à coup de cachetons de l'impayable somnifère Alymil 1000).

L'univers de Belletto, comme il le dit finement dans la vidéo d'Apostrophe, puise largement à la vie lyonnaise. Mais pas le Lyon d'aujourd'hui, non : celui de cette ville endormie et noire des années soixante où, les dimanches après-midi (moment qui semble procurer à Belletto une délectation morose) le fin du fin en matière de distraction consistait à descendre la rue Impériale et à remonter inlassablement la rue de l'Hôtel-de-Ville parmi les vitrines de gantiers, les hideuses bijouteries et des cafés qui n'étaient point "tapageurs aux lustres éclatants". Il faut dire qu'à Lyon, à cette époque, personne n'avait jamais dix-sept ans.

Quiconque a vécu à Lyon dans ces années-là fut forcément le voisin de palier des personnages de ses romans. Nous avons tous habité les mêmes rues aujourd'hui tellement modifiées qu'elles en ont presque disparu : montée de la Grande Côte, rue du Canal de Jonage, rue Basse-Combalot... De quoi laisser craindre que seuls les habitants de Lugdunum puissent apprécier Belletto. Il n'en est rien. Il donne à connaître et aimer cette ville, à en dessiner les contours et les parcours secrets. Par là, il suscite chez le lecteur la même connaissance intime qu'on acquiert du Paris de 18.. avec Balzac.

Bref, trois bonnes raisons de lire rapido Sur la terre comme au ciel (le film qui en a été tiré ne lui rend pas justice) ; L'Enfer ; peut-être Le Revenant, je ne me souviens plus bien de ce dernier. Assurément, le recueil Loin de Lyon est à avoir chez soi (vendu 1 euro chez Amazon, c'est dire le prix qu'on attache à la poésie).

Et rire, rire...

Comme Dard (malédiction régionale ?) Belletto excelle dans l'humour vache et les intrigues polardo-burlesques, mais il échoue dans le roman plus classique, surtout lorsqu'il veut faire sérieux. On pourra donc s'éviter La Machine, et peut-être Film noir.

Il y avait dans notre famille un critère de réussite pour les lectures à veine comique : c'est quand on riait tellement en lisant qu'on réveillait la personne qui dormait à côté de nous. Il en est resté des parties de dialogues cultissimes. Il n'y a qu'à se regarder en disant "Apot, apot, ig, ig, paf, paf pa-paf" et tout de suite on sait où on est. Je ne vous en dis pas plus, vous trouverez ce passage dans Sur la terre comme au ciel. Ou encore, le déjà cité "Ah, voir Caluire et cuire", calembour perceptible seulement par ceux qui connaissent la commune en question. Ou encore les toiles terrifiantes de Pifret-Chastagnoul, peintre dont les croûtes donnent des cauchemars et qu'on peut essayer d'identifier par son vrai nom en parcourant l'étage lyonnais du Musée des Beaux-Arts (je crois l'avoir enfin déniché récemment)...

Et le pompier norvégien de deux mètres de haut (le balcon lui arrive aux genoux) de la place de la République ! Et Liliane, la mère du héros qui parle cheval ! Et Varax Varaxopoulos, l'ami fidèle, roi des jeux de mots à la comment vas-tu Yau de Poële (Winchester que c'est drôle, etc.) et raconteur de rêves échevelés.

Ben voilà

A signaler que René Belletto est un connaisseur musical averti, peut-être guitariste lui-même (classique bien sûr). C'est par la guitare que tout arrive dans Sur la terre..., dont vous pouvez quasiment vous faire la bande son en même temps que la lecture.

Enfin, especially dedicated to Paul(A), on peut trouver dans Sur la terre... le chat roux "qui dormait ou feignait de dormir" page 17 lorsqu'on feuillette le bouquin en ligne chez P.O.L. Coïncidence ?

Si, avec une tartine pareille (plus goûteuse, espère la patronne, que celles confectionnées au petit déj' par les héros bellettiens, tranches moisies de pain de mie rassis où s'étale en diagonale une cuillerée de mauvaise confiture d'abricot durcie au sein de laquelle est englué ce que le héros pense être, en le suçotant distraitement, un noyau, avant de s'apercevoir qu'il s'agit d'un cafard égaré), vous ne courez pas vous procurer Sur la terre..., c'est que je n'ai pas été assez longue...