Une connaissance qui vous a rendu visite pour la journée prend congé. Vous l'accompagnez jusqu’au quai du tram le plus proche.

La conversation légère qui se produit sur ce court trajet ne s’arrime à rien en particulier. On revient sur les derniers propos échangés. On constate que voilà un dimanche de passé, qu’il fait encore très beau, très chaud même pour la saison.

Or, le tram pour la gare vient de passer, il faut attendre le suivant et meubler ainsi vingt minutes supplémentaires.

Dans ce laps de temps donné, on va donc parler de ce que l’on voit – cette ville-ci, où l’on vient de s’installer. On va tenter de la présenter au visiteur à partir de ce morceau qu’on voit se dérouler devant nous, sur une distance assez longue, la "Grand'Rue"''

Large et longue rue du 11 Novembre dévalant sud/nord vers le centre
Au sud en haut la montagne inconnue encore mais déjà familière
Les matins pluvieux d’automne
Montagne fraîche écharpée des brumes Le Guizay
Juste essoré des averses
Avec ses deux tons de vert
Le Pilat au second plan, montagnes petites un peu rondes pas trop hautes penchées sur la ville
Et la rue qui descend entre deux rangées d’habitations disparates, ce qui est la marque d’ici
Un jambalaya d’architectures pauvres urgentes ou mal calculées

La rue
à deux voies de tram centrales déroulées sur autant de bandes d’herbe verte étirées
entre cette station-ci et le terminus
gazon bien rasé où sont nichés douillettement les rails
doublés de deux voies cyclables, l’une à la montée, l’autre à la descente
et d’autant de contre-allées pour les automobiles
divers carrefours, feux de circulation, débouchés de rues perpendiculaires disposées là comme des arêtes
suite de commerces plus ou moins vivaces
serrés les uns contre les autres comme pour se garantir des fermetures aux vitrines aveugles

Primeur, l’étal débordant jusqu’à la chaussée, toujours tenant de l’abondance quoi qu’il en coûte pyramides de fruits et légumes pas très bons mais pas très chers
La politique tarifaire du primeur s’inspire de celle des marchands de fringues : tous les prix se terminent en « 9 » : 1,99 ; 2,49 ; 0,99…
boulangerie «La mie de pain » voisinant avec sa concurrente «Le plaisir du pain»
coiffeur proposant des extensions, des bijoux de tête, de cou, d’oreilles, des perruques, le tout dans un tonitruant STYLE DIVIN calligraphié à la peinture mauve sur un bandeau de glace noire
commerces de restauration rapides comme autant de pizza ceci, burger cela speed toujours speed
entrelardés d’assureurs promettant le paradis de la garantie totale
d’opticiens plus qu’il n’y a d’yeux à garnir de vitres dans toute la rue
bars aux enseignes déjà citées, d’autres
Le Pied La Royale V & P Kebab d’Or Les Bleuets chez Fredo La Raclette Le Canard Laqué
Service funéraire lustrerie cordonnerie boucherie halal fromager affineur électroménager
Ecole nationale de la Sécurité Sociale
Centre commercial fleuriste hammam brasserie Le Norway

Square

Transformateur transformé en objet esthétique, « un des rares témoignages subsistant des transformateurs électriques de style Art nouveau que réalisa Joanny Morin entre 1910 et 1916 » dit une brochure.

Jeux d’enfants

Vaste spot de Bizillon Centre Deux – rollers trottinettes bmx planches
Bancs très anciens, bois aux crevasses profondes, assise un peu tordue
Grands platanes

Université campus Tréfilerie

Compagnie des Aspirateurs

Et de nouveau symétriques aux commerces d’en haut mais se dirigeant vers le bas de ville
Assureurs cabinets de kinésithérapie bars boulangeries pâtisseries premières vitrines d’habits
Dans des styles variés
Commerces de bouche un peu relevés, bio, nature, meilleur ouvrier de France chocolats
jouets de bois l’Aire du Vent nouvelle station de tram

Au loin se perd en direction de l’Hôtel de Ville la même répétition des choses

Tout cela conduit par la toile d’araignée longiligne des fils du tram qui, dans cette paisible cité ex-minière ex-Armeville pendant la Révolution ex-rubannière ex-capitale d’un foot enthousiaste joué au fond d'un chaudron vert

Fils du tram empêchant toute prise de vue des magnifiques hôtels particuliers enserrés dans ce réseau de câbles conduisant des trams escargots

Trams bourrés de gens qui, à la différence des habitants des très grandes villes, tous attifés de la même façon quasi clonés, ici sont à la fois parents par certains traits physiques régionaux et tous différents par le brassage international, leurs visages affichant une histoire chahutée
une pauvreté reçue en héritage et faute de mieux acceptée
ou une satisfaction petite-bourgeoise bien assise
une santé diversement portée

Gens maigres à la limite de la dénutrition ou débordant au contraire de leurs vêtements bon marché
Gens édentés à la peau marquée
Gens de toutes les couleurs de tous les âges
Très jeunes très turbulents ou très chenus tout courbés
Très noirs ou très blancs
Très pressés ou errants
Certains soliloquent au fil des rues ou cherchent une oreille complaisante
Gens de toutes occupations
Gens de toutes conditions tous mêlés dans un même fatalisme

Comme l’autre soir que les tramways fortement contrariés par une manifestation tardive au centre de la cité, stationnaient par paquet de huit tout au long des voies

Tramways arrêtés silencieux et dedans les voyageurs se soutenant les uns les autres dans cette interminable attente et faisant voyager l’information que le plus chanceux situé à l’avant près de la cabine du conducteur recevait parcimonieusement de lui, le conducteur ne sachant pas très bien lui non plus où il allait annonçant tantôt une destination tantôt une autre, le voyageur numéro 1 criant les informations relayées ici et là pour arriver miraculeusement non déformées jusqu’au fond de la dernière rame « BELLEVUE ! » - « NON, LA TERRASSE ! »

Tout cela immergé dans un brouhaha de conversations bon enfant ponctué de blagues sur l'errance tramatique
alors que, tentez la même chose à Paris ou à Lyon, c’est l’émeute assurée dans la demi-heure

Ici les gens attendent.