Qu'est-ce que n'apprends-je-t-il pas ? Zlatan Ibrahimovic vient de placer (à Bastia) "une talonnade en forme d’aile de pigeon" ...

Quelque sens que recouvre ce commentaire furieusement technique, voilà bien le geste qu'il fallait, nom d'un ballon, pour saluer le 100ème billet de ce blog.

Ce blog, écrivis-je pour commencer le paragraphe suivant, et toc ! C'est le mot "bloc" qui est sorti du clavier. Après avoir réparé le "g", je m'interroge : oui, bloc. Ce blog ne fait-il pas un peu bloc ?

Mon père - qui n'était pas un héros mais dont le sourire était doux - m'avait appris une fois que le caramel est d'une élaboration capricieuse et que parfois, ça ne marchait pas. Le sucre "faisait masse" ou "massait". Il me l'avait appris en m'invitant à découvrir la masse en question : une espèce de menhir-bulle blême ectoplasmique et quartzeux à la fois, qui semblait se résigner à ne jamais atteindre l'ébullition paresseuse et dorée qu'on observe d'ordinaire lorsqu'on s'avise de mettre à fondre sur le feu du sucre avec un peu d'eau, pour peu qu'on patiente et qu'on n'ait pas la bêtise d'aller faire autre chose au moment où les choses s'emballent. L'orgasme caramélique, un truc assez imprévisible, se consume en charbon high-tech dès qu'on détourne les yeux pendant la montée des signes annonciateurs. Comment ça passe du machin liquide où les cristaux s'agitent, à la mer moutonneuse de bulles translucides, jaune pâle puis ambrées et enfin, au sirupeux élixir couleur de thé corsé, nous ne sommes pas capables de l'élucider. Rappelons-nous seulement que, dans l'art du caramel, deux dangers menacent : sucre qui masse, sucre qui brûle.

Etonnements de profane. Le caramel et les chefs de cuisine, ou de pâtisserie, sont de vieux potes. Nulle mesure de température, de viscosité, de goût, ne leur est étrangère et ils se riraient de mes angoisses sucrées, les chefs. Mon père passait un doigt sous le robinet d'eau froide avant de le tremper - oui ! dans le sucre en ébullition. Il m'avait appris cela aussi - astuce qui m'est fréquemment utile : à gainer le doigt d'eau fraîche pour pouvoir manipuler à température d'ébullition. La fine couche d'humidité préserve de la brûlure. Il ne faut cependant pas s'attarder.

Bloc, masse, charbon. Bizarrement, la confection de caramel étant assez marginale dans ma cuisine, chaque fois que j'ai dû m'y atteler, je dis bien : chaque fois, j'ai penché un regard soucieux, mais aussi curieux, sur la casserole, redoutant/attendant de voir le sucre "masser". Je me disais ça va sûrement se produire, c'est inévitable. Comme une espèce de scène primitive, je revoyais la vaste gamelle au centre de laquelle s'étaient réunis le sucre et l'eau pour narguer le cuistot. Je voyais la planche où il avait débarrassé le ratage, que j'avais essayé de grignoter. "Laisse, c'est pas bon", dit Papa, et en effet : le sucre insipide existe, je l'ai rencontré.

Eh bien, vous me croirez si vous voulez : j'ai tout essayé. Ajouter du sucre en cours de préparation. Noyer le truc. Baisser le feu jusqu'à ce qu'il ne soit que symbolique. J'ai connu le caramel brûlé, dont l'âcre parfum s'incruste jusque dans les armoires à linge et qui nécessite parfois qu'on mette la casserole directement à la poubelle (après refroidissement, pas de blague !). Le caramel trop clair, qui sous un flan industriel, a des fragrances de cantine. Le frustrant caramel durci au fond du ramequin, que non seulement on n'a jamais le plaisir de déguster mais qu'on doit laisser tremper des heures durant pour "ravoir" le récipient. Inutile de frotter, laissez faire l'action physique de dilution - un peu longue, mais enfin on a toujours un film à regarder entre temps, des papiers à trier, une visite. Bref : oubliez-le.

J'ai tout connu mais jamais, jamais le sucre n'a massé, dans ma casserole à moi.

Comment faire comprendre la déception de n'avoir pas réussi à égaler le père dans l'échec ? C'est idiot, de chercher à rater une préparation juste pour recréer l'extra-terrestre sucré posé sur une plaque de marbre...

Notre père cuisinait comme un chef. De son époque, celle de la bouffe honnête, plantureuse et de longue cuisson : sauces crémeuses, volailles exultantes à la peau craquelée, gratins généreux, mousse au chocolat parfumée au rhum et boeuf vraiment braisé. Là, vous pouvez y aller : impossible de le refaire. Mais je l'ai vu rater trois fois, presque comme le chant du coq renégat : une fois il remuait doucement, dans une énorme sauteuse de cuivre, des queues de langouste dans une sauce américaine ou armoricaine, je ne sais toujours pas trancher. On était à moins cinq secondes de stopper la cuisson. Une cigarette de la marque Disque Bleu pendait à sa lèvre (oui, je l'ai affirmé ailleurs, en 1960 tout le monde fumait partout). La clope était fumée, en fait. Ce qui restait dans un équilibre délicat, c'était la forme cendreuse d'une cigarette consumée, le truc que personne n'arrive jamais à faire : une cendre de quatre centimètres de longueur... Il l'avait fait ! Plof, le cylindre gris s'affala dans la sauce rouge. Papa ne se démonta pas. Il cueillit à main droite, sans regarder, une cuiller à sauce et récupéra ce qu'il pouvait de son mégot. Donna un tour de brassage et couvrit pudiquement sa casserole.

Une autre fois, vers la fin de sa vie interrompue trop tôt, il oublia de saler environ trois kilos de pâte à brioche - il devait déjà être très fatigué. La brioche sans sel est immangeable. Une pâte pétrie, levée et re-pétrie juste avant la mise en moule, si elle ne l'a été auparavant, ne peut évidemment pas être salée à cette étape. Il ramassa, dans une seule de ses grandes et larges mains, la totalité de la pâte en essuyant bien le cul-de-poule, et... V'lan !! La pâte inutilisable traversa toute la cuisine à la vitesse d'un missile de croisière pour atterrir sur le trottoir devant l'entrée de service. Bien vu.

Et puis il y eut la fois du sucre-qui-masse.

Les trois points quasi maçonniques de ces ratages (il en connut sans doute bien d'autres, auxquels je n'ai pas assisté), sont comme des points d'orgue particulièrement initiatiques dans le parchemin déroulé de sa vie cuisinière. Je l'ai vu découper, hâcher, confectionner, lever des filets, faire sauter, rôtir, bouillir, décorer... Je l'ai entendu tonitruer "enlevez, et qu'ça saute !" après avoir posé les plats grésillants de cuisses de grenouilles "meunière" sur l'extrémité du plan de travail (long billot de bois marqué de traces et creusé au milieu car c'était une cuisine tout à fait artisanale ; rien à voir avec les laboratoires de l'extrême où officient les cuistots d'aujourd'hui). Mais jamais son professionnalisme et son attention affûtée ne m'ont parus si justes, si précis, qu'en ces trois moments où des temps de labeur incommensurables se trouvaient réduits à néant en une seconde, la matière se refusant, en quelque sorte, à l'esprit.

C'est pour ça qu'en ce jour de centième, je me demande si ce blog ne fait pas un peu bloc...