En mai dernier, l'Appentis Saucier s'était transformé en tarmac pour les auteurs "d'avions" (abréviations de textes par divers procédés, pour faire court, cf billet n° 65).

Alors atterrissait un chouette petit planeur intitulé "Truies". Il s'agissait, après une réduction de tête concoctée selon une formule un rien complexe par Lucie-la-podo, du petit mais grand livre de Claire Keegan "Les trois lumières".

Lucie m'a depuis prêté ce bouquin mince comme un cahier d'écolier. Je l'ai dévoré dans le train qui me ramenait. Et le voici, là, sur mon bureau depuis plusieurs semaines car je méditais - dont acte - de vous en dire deux mots.

Rarement récit aussi bref, à la limite de la nouvelle (80 pages), ne m'a paru aussi dense et aussi dilaté en même temps. En préparant ce billet, j'ai le livre à portée de main, et je m'aperçois que je ne sais pas qu'en dire parce que ce récit se suffit à lui-même, qu'il ne nécessite aucun bavardage.

4e de couverture : "Dans la campagne irlandaise, une fillette est confiée pour quelque temps à un couple sans enfants. Livrée à elle-même, l'enfant pénètre jour après jour un monde étranger, où elle découvre l'innocence et la tendresse de l'été. Peu à peu, des liens se tissent, chacun apprivoise l'autre et les ombres secrètes de sa lumière. Pourtant, certains détails intriguent la fillette..." (Cette dernière phrase est inutile, on sent que l'éditeur l'a placée là pour introduire un suspense, faire "accroche").

La scène dont voici un extrait, est un pivot dans l'histoire. Le fermier chez qui est placée la petite fille emmène celle-ci faire une balade nocturne au bord de l'océan. Le but affiché est de lui faire découvrir le pays, la plage, la mer. Mais le fermier a surtout créé cet instant privilégié pour instaurer avec l'enfant un dialogue essentiel à ce moment de l'histoire. C'est un moment de grande confiance, où l'enfant est rassérénée et, en quelque sorte, remise au monde. Voici la fin de la scène :

(...) Kinsella pousse un soupir, s'arrête et allume la lampe.
"Ah, les femmes ont presque toujours raison quand même, dit-il. Sais-tu pourquoi les femmes ont un don ?
- Quoi ?
- Les éventualités. Une vraie femme regarde loin dans l'avenir et devine ce qui arrive avant qu'un homme flaire quoi que ce soit."
Il braque la lumière sur le rivage afin de retrouver nos empreintes, de les suivre, mais les seules qu'il découvre sont les miennes.
"Tu as dû me porter à cet endroit", dit-il.
Je ris à l'idée que je le porterais, à l'impossibilité de la chose, puis je m'aperçois que c'était une plaisanterie, et que je l'ai comprise.
Lorsque la lune réapparaît, il éteint la lampe et, dans la clarté, nous retrouvons et suivons sans peine notre chemin à travers les dunes. Une fois au sommet, il ne me laisse pas remettre mes chaussures mais le fait à ma place. Puis il remet les siennes et noue les lacets. Nous nous relevons et, immobiles, contemplons l'eau.
"Regarde, il y a trois lumières maintenant à l'endroit où il n'y en avait que deux."
Je porte mes yeux vers le large. Les deux lumières y clignotent comme avant, mais une autre, constante, brille entre elles.
"Tu la vois ? demande-t-il.
- Oui, dis-je. Elle est là."
Et c'est alors qu'il me prend dans ses bras et me serre comme si j'étais à lui.

Afin de découvrir pourquoi la petite fille est un tel réconfort pour le fermier John Kinsella, lisez ce livre magnifique, découpé au scalpel au plus près de l'humain, dans ce qu'il a de plus digne.

Les trois lumières, Claire Keegan - Traduit de l'anglais (Irlande) par Jacqueline Odin - 10/18 - Titre original : "Foster".