Mathématique 1

Au cours élémentaire, les bûchettes circulent aisément : main droite, main gauche et retour. Malhabile petite main qui les regroupe et les entoure d'un élastique. Il apparaît qu'en comptant avec les bûchettes, en les groupant par paquets de 5, de 6 ou de 10 à la fantaisie du maître d'école, nous procédions peut-être par bijection (mot appris voici vingt secondes).

Mathématique 2

Bouquet des tables de multiplication. Soustraction. Division. Valse de l'ardoise où l'on écrit fissa fissa le résultat du calcul mental. Les neurones-jeunes de la machine mathématique-fille de 8 ans fonctionnent à merveille dans le petit pré carré de l'arithmétique comme on l'apprend à l'école du village. Le monde est ordonné. Le reste d'une division peut vivre indépendamment du quotient. Il existe un projet global dans lequel moi, enfant, on m'a incluse, le monde est borné. Moi aussi.

Mathématique 3

Sur le sentier de l'école au lycée, (qui, de plus, s'appelle Poincaré), j'ai perdu mes bûchettes et ma boîte d'allumettes. La fraction est passée tout juste par le portail, devenu étroit, de ma comprenette, et encore : en se baissant. Arrivent par paquets de six de gros météores genre factorisation, Thalès, PPCM, PGCD... La virgule stridule. Les signes se travestissent, les parenthèses voient double. Les phrases deviennent trop longues dans cet idiome bizarre. Il se produit une bascule dans une autre dimension, la projection brutale, atterrissage sur le cul, dans un pays étranger dont je ne comprends ni la langue, ni les coutumes, sans parler de la syntaxe ou de la ponctuation. A partir de là, ma vie ne sera qu'un long tunnel mathématique obscur où parfois, un éclair...

Mathématique 4

En troisième, un beau matin, le professeur, qui fait beaucoup d'efforts pour introduire son cours par la célèbre méthode inductive, nous montre par la fenêtre le toit de tuiles voisin. Il s'appelle M. BARBE (!!!) et porte une blouse blanche sanglée sur un corps rigide surmonté d'une tête à barbe noire. Il est très sévère, parfois il cogne. L'adolescente éperdue de lui complaire regarde le toit, écoute la question et comprend - elle lève la main - qu'il veut mettre en évidence quelque chose de l'ordre d'une relation entre un tout et ses composantes. Elle le dit. C'est la seule fois depuis la sixième, ce sera la seule fois jusqu'en terminale, où un professeur de mathématique lui dira : "très bien".

Mathématique 5

La géométrie dans l'espace est formidable. Des droites coupent des plans, tangentent des ellipses qui elles-mêmes traversent des triangles. On peut avoir l'impression - fugace - de recouvrer la vue.

Mathématique 6

Sous la lampe, chez la jeune agrégée de maths qui a en charge une classe de "modernes", un cours particulier se termine : 3x / 3 ?... questionne l'enseignante pleine d'espoir. Nulle réponse ne franchit la barrière de mes dents, ou alors des bêtises : x sur 3 , 33 x...? 1/3 d'x, ou bien... 3 ? La prof renonce, ferme son classeur. Le lendemain elle plaidera, devant un proviseur revêche et coléreux, une dispense du cours de maths pour une élève étanche à cette discipline, par ailleurs plutôt brillante dans les matières "littéraires". Surprise : le pro accepte et me fait signer un engagement solennel à me diriger, pour la terminale, vers la seule filière ne comportant pas de maths : je ferai philo, j'ai signé des deux mains. Tu parles. Cas sans doute unique dans les annales d'une éducation nationale, à l'époque, totalement massifiée. Pendant les cours de maths je fais de l'anglais, de l'allemand... Je me coupe définitivement de la chose mathématique.

Mathématique 7

En 1974 de purs hasards font que je séjourne chez un mathématicien mondialement connu, dont le nom ne sera pas dévoilé parce qu'il a souhaité une fois pour toutes avoir la paix. J'ignore d'ailleurs à cette époque qu'il est célèbre. Pour moi, c'est un prof de fac de province, et à ce moment, c'est surtout l'ami d'une amie. Nous coulons des jours printaniers paisibles dans le hameau où il occupe une maison spartiate.
Un soir ça toque à la porte de la cuisine. Un type très jeune se présente, mort de fatigue, poussiéreux, les cheveux emmêlés. Sur son dos un havresac militaire pour un paquetage réduit. Il prononce à la cantonade, sur le mode interrogatif, le nom de notre hôte. L'interpellé acquiesce. Le jeune homme se défait de son sac et, avant de s'asseoir dit tout d'une traite avec un fort accent italien : "je m'appelle Untel, je viens de Turin (ou Milan), je crois que j'ai trouvé (a) dans... (suit une formule d'un niveau de complexité inouïe)". Il a l'air radieux. Le prof de maths ouvre grand les bras, exclamations des deux furieux, embrassades. Ils commencent tout de suite les calculs sur le coin de la table. Le jeune homme porte des sandales totalement déglinguées. Il explique qu'il est venu à pied d'Italie pour soumettre cette hypothèse à son "collègue". Ce moment éclaire d'un coup la notion de ce qu'on appelle aujourd'hui "la communauté des mathématiciens", le génie de ce bonhomme, là, dans la maison duquel je vis depuis plusieurs semaines sans rien savoir de lui, la puissance de la pensée mathématique, tout ce à côté de quoi je suis passée. Sans doute une des frustrations majeures de la patronne de l'Appentis.



(*) Le titre est emprunté à un terme de maths découvert sur les devoirs de mes enfants, et que je trouve très joli avec son ambiguïté verbe/adjectif. Mais personnellement je n'en ai jamais rencontré.

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Ecrit en écoutant l'émission "La tête au carré" de Mathieu Vidart sur F-Inter, dont j'ai "décroché" d'ailleurs assez vite, car elle n'apportait pas de réponse... Mais au fait, quelle était la question ?