Jardinière et Jardinier sont dans un bateau

Lucien Suel, grand écrivain qu'on n'entend pas commence à entendre dans le "grand public" toutes les bonnes librairies, vous pouvez le lire aussi ici. Merci au passage à Mr K de nous avoir mis en lien avec le SILO de Lucien Suel.

Sous couleur d'invitation, la taulière, vieille feignasse, se contentera (grandement) pour aujourd'hui de publier à propos de Suel un texte élaboré par une qui, nolens volens, a reçu pour sobriquet, ou nom de plume, celui de « La Jardinière ».

Encore une, tiens, qui ne sait pas écrire et qui dit souvent à la taulière « super, ton blog » (hum, mes pieds en dedans…) « je ne commente pas, pasque je sais pas écrire, mais j’en pense pas moins, etc. ».

Un beau matin pourtant, au sortir de la lecture d'un livre qu’ainsi la taulière propose à votre découverte par ce truchement magistral, la Jardinière écrivit bel et bien. Elle rédigea sur "Mort d'un jardinier", dans une sorte d’urgence et de fulgurance typique des gens qui ne savent pas écrire, la chronique ci-après reproduite et d'abord publiée à la page 33 de l'essentielle revue "Les Nouvelles d'Archimède", journal culturel de l'Université de Lille - et grazie mille à notre bonne Alberte de nous avoir communiqué l'information éditoriale qui nous manquait.

Quant à la taulière, elle a pris prétexte de la flemme pour vous faire tâter ce texte, œuvre d’une Jardinière qui, si elle désirait se peindre - ce que sa modestie énervante lui interdit - se portraiturerait bien en analphabète empêchée, un bras dans le plâtre et le cerveau noyé dans le gratin d’endives.

La parole est à La Jardinière :

« Tu sors de la maison, tu vois sur le trottoir et dans le caniveau de l’huile de vidange, le sable qui la recouvre, devant toi l’école jaune, le grand HLM de brique, le lierre sur le mur du garage, un enfant casqué à vélo, ombre et soleil, air imbibé de gazole, tu longes la grille verte de l’ancien jardin sans nom baptisé alors Jardingue, ensuite Bizardin, tu vois l’églantier squelettique, mais qui débordera de la clôture en mai, toutes ces herbes gelées, tu aspires à ce printemps qui dort dans le froid de janvier, tu sens déjà le parfum du seringat, le jasmin des poètes, mais tu ne t’arrêtes pas, tu vas aux « Escales hivernales », salon où Lucien Suel présente son bouquin « Mort d’un jardinier », ça te branche le jardin c’est ton truc ; retour à la maison, tu entres dans ces pages qui te parlent de la terre, des arbres, des graines qui lèvent, « tes pieds s’enfoncent dans l’humus de feuilles mortes et d’herbes couchées (…) un geai braille, éclair bleu (…), comme une vache tu te frottes le dos au tronc lisse d’un frêne, tu es seul dans le bois loin des affaires de la finance et de la mécanique » ; mais à la page 47 le jardinier tombe parmi les bûches qu’il est en train de fendre, terrassé par un infarctus ; déferlement d’images issues des sensations de l’homme en train de mourir, cataracte tourbillon déluge flashs délires hallucinations ça se bouscule, pas de belles phrases trop lisses pas de points ni majuscules que des virgules et parfois même pas « tu cours vers le pied de l’arc-en-ciel, tu n’as jamais su si le trésor y était caché, aujourd’hui tu n’as jamais été aussi près de le savoir, les sept couleurs papillonnent devant tes paupières fermées, tu es dans le train du mystère, tu avances dans un vacarme effrayant entre les parois qui se resserrent, le stroboscope coloré fait place à des jets d’étincelles bleues, le voltage faiblit, l’arc électrique fait trembler les vitres de la véranda… » ; tu ne peux plus lâcher ce livre, tu as quitté l’univers du jardin, l’effort, la sueur, le combat avec le végétal, le savoir-faire du jardinier, la précision des gestes, les mésanges à longue queue, les premières laitues, tu navigues à toute vitesse avec étonnement et délice dans les sensations, tout ce qui est du corps, de la maison, de la terre, de l’histoire singulière d’un homme, les odeurs, les bruits, une vie défile dans le désordre des souvenirs, la recette de la carbonade, Buck Danny, une plage de la mer Egée, les trompettes des « quatre anges » Don Cherry, Louis Armstrong, Miles Davis, Dizzy Gillespie ; tu arrives à la fin, tu sais qu’il va mourir, tu le redoutes, ça y est « à un mètre de ton corps abandonné, la terre se soulève légèrement en un point précis, le sol se déforme, (…) là-dessous une taupe noire et lustrée pousse de toutes ses forces pour déblayer sa galerie, le vent caresse ton visage détendu, (…) une colonne de fourmis noires escalade ta bottine droite… » ; tu ne peux pas t’arracher, tu retournes en arrière « quand tu es dans le jardin, tu considères les saisons comme les chapitres d’un livre familier que tu relis régulièrement, chaque année tu écris de nouvelles pages dans la terre du jardin, tu rédiges des brouillons successifs, tu élagues, tu mets au propre, tu relis tu déchires, tu chiffonnes des boules de papier, tu jettes au fumier, tu recommences, l’écriture te nourrit, tu rédiges les versets de la terre… » ; tu reposes le livre du poète jardinier à ton chevet, parmi ceux que tu garderas ah ça oui. »