La patronne, présentement aux prises d'une part avec un bol bouillant d'un breuvage agréable et roboratif (1) et d'autre part, avec un machin genre bronchite (et mauvais genre, quoique non volubilis), doit maintenant, absorbant l'un pour combattre l'autre (c'est un conseil fort avisé de la Jardinière, hic et hickett, à la tienne !), doit maintenant, donc, observer les interactions entre celui-ci et celle-là.

Pour s'occuper elle prend, dans la pile des "billets urgents à faire tout de suite", un bouquin marqué depuis août dernier d'un petit papier portant le titre ci-dessus.

A l'Appentis, nous avons déjà dit tout le bien que l'on pensait de John Irving. Voici quelques mois, la taulière se procura "Le monde selon Garp", premier livre d'Irving emprunté en bibli lors de sa sortie, vers 1980. Beaucoup de choses avaient échappé à la trentenaire de l'époque. La relecture à des âges différents de la vie est d'une grande richesse.

Par exemple, un passage très poétique ne lui était pas resté en mémoire. Livrons-le ci-dessous, non tel qu'il est incorporé au roman, mais dans le récit que fait Irving, dans sa préface "Vingt ans après", d'une anecdote familiale utilisée dans Garp. La relecture à des âges différents de textes révisés par l'auteur à des âges différents est encore plus intéressante.

Et le Crapaud du Ressac ? Colin en connaissait bien l'origine. C'était son frère Brendan qui l'avait mal compris, un jour d'été sur la plage, à Long Island. « Fais attention au ressac, Brendan. Il y a un courant », lui avait enjoint Colin - à l'époque, Brendan avait six ans et Colin dix. Brendan n'avait jamais entendu parler du courant ; il crut que Colin lui parlait d'un crapaud (2). Quelque part, dans le ressac, un dangereux crapaud était à l'affût.
- Et qu'est-ce qu'il peut te faire ? s'enquit-il.
- Il peut te tirer sous l'eau et t'entraîner vers le large, répondit Colin.

Ce fut la fin de l'amour de Brendan pour la plage - il refusait de s'approcher de l'océan. Des semaines plus tard, je le vis qui se tenait à distance respectueuse du bord, les yeux rivés sur les vagues.
- Qu'est-ce que tu fais ? lui demandai-je.
- Je guette le Crapaud du Ressac, répondit-il. Il est gros comme quoi ? De quelle couleur il est ? Il nage vite ?

Le Monde selon Garp n'existerait pas sans le Crapaud du Ressac. C'est Brendan qui m'a mis sur la voie.
A ma grande surprise, Colin ne me demanda pas de quoi parlait Le Monde selon Garp. Ce fut lui qui me l'apprit. « C'est sur la peur de la mort, je crois, commença-t-il, ou peut-être plus précisément la peur de voir mourir ses enfants, ou ceux qu'on aime. »

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(1) C'est un pur effet de ma bonté que de livrer la composition du breuvage magique : vin rouge de bonne qualité (ici, Anjou bio 2012) ; amener à petit bouillon, éteindre le feu. Mettre dans le vin : écorce de cannelle, citronnelle ou zestes, 2 clous de girofle, genièvre en baies, poivre en baies, muscade râpée, sucre brun + miel (au goût), laisser infuser. Séparément préparer un thé noir corsé, infusion 3 mn à 90°, passer le thé dans la casserole contenant le vin rouge. Réutiliser la passoire pour passer le breuvage mélangé afin d'enlever les épices. Remettre au feu, rectifier le niveau de sucre si nécessaire, redonner un petit bouillon, mettre en thermos. L'équilibre est : moitié thé noir, moitié vin rouge.

Tiens, je vais en reprendre un peu pour voir si l'effet se confirme.

(2) Selon la note du traducteur en marge de la préface d'Irving, l'enfant déforme undertow (courant) en under toad (un crapaud là-dessous), phonétiquement très proche.