... dans l'air givré les carillons du traîneau céleste, les chants et les bruits de fête. Par-dessus tout, opiniâtre, cette apparition du Père Noël en pélerine de facteur et le sentiment, non pas d'y croire, en ce qui concernait la petite fille qui, un jour, tiendrait boutique à l'Appentis, mais d'y "re-croire".

Deux catégories de souvenirs occupent l'armoire d'enfance de la taulière à propos de Noël et du père en question. Ces souvenirs sont scindés par une sorte de ligne de partage des eaux mémorielles constituée par le départ de la famille de sa résidence jurassienne pour aller coloniser les vastes espaces argileux de la Bresse voisine.

Nous dirons que les noëls jurassiens, ceux de la petite enfance, se déroulent dans l'atmosphère cossue et gourmande d'un vaste appartement dont l'adresse même est un enchantement : "Chemin des Princesses" !! Et où, pendant l'hiver 54, par parenthèse, on cassait la glace à la sortie des robinets.

La famille est au complet, parents et six enfants dont les aînés sont déjà adultes. La patronne de l'Appentis n'a pas encore le torchon sur l'épaule, elle vient juste d'apprendre à faire du vélo sans les petites roues et une sympathique braillarde de presque un an, qui lorgne vers le trône de dernière-née présentement occupé par votre servante, ferme la marche en se dandinant dans son "Youpala" (1).

La famille n'est pas tant prospère qu'endettée (le père est fâcheusement dépensier, il a un côté "Noël-toute-l'année" dans la joie, la bonne humeur et les grosses tablées). Mais pour nos regards d'enfants, c'est tout simplement Byzance : plein de friandises, de délicieux mets (le père n'est pas que Noël, il est aussi cuisinier et a un sacré tour de main, un grand pro). Le sapin touche au plafond (qui est haut). Tout brille scintille, glockenspiele. De vraies petites bougies colorées brûlent à l'extrémité des branches... Le frère aîné, farceur, fait l'ambiance le soir du 24 en prétendant avoir entendu frapper. Les petites, apeurées, ne se risquent pas derrière lui lorsqu'il file vers la porte d'entrée au fond du couloir, et frissonnent lorsqu'il revient sérieux comme un pape en disant "Y avait personne, mais j'ai vu une silhouette dans l'escalier". Pour le grand repas du 25, les petites chantent des chants de Noël mais, timides, dissimulées derrière le double rideau. Elles sont applaudies. Il n'y avait pas plus païen que ces noëls-là, qui se résolvaient en excès alimentaires et indigestions subséquentes, batailles de boules de neige et contemplation des vitrines sous les arcades de la ville.

C'est à peu près là qu'un jour, de retour de l'école, la taulière revient le coeur gros, avec la révélation cruelle d'un grand du CP. Chemin faisant, elle décide plus ou moins de, ou se résout à mettre cette triste vérité à distance, et d'y croire/sans y croire, ou d'y croire encore un peu. D'oublier. OVB, on verra bien, comme ne disait pas encore la benjamine dans son trotteur.

Eté 56 : on déménage pour la Saône-et-Loire... L'aventure intégrale ! C'est sans doute pendant cette première année d'école villageoise que le facteur fait son apparition à quatre heures, déguisé en Papa Noël d'arte povero. Les années bressanes sont pauvres d'un point de vue financier (l'aventure fait long feu et le père n'était pas gestionnaire, mais c'est pas pour cette qualité qu'on l'aimait), mais richissimes d'un monde nouveau d'impressions pour l'enfance en découverte : festival des cinq sens ! Ouverture du grand monde à travers les prairies fleuries ! Glou glou des ruisseaux, garnements embusqués à tous les coins de buissons, moisson sans pareille d'un monde aujourd'hui disparu. Dépôt sacré, dans l'autre bassin versant de la mémoire, de cette vie rurale, rustique, entière, d'une époque de livres d'histoire. Une vie dont seule, peut-être, la lecture des Noisettes sauvages de Sabatier peut donner une idée, tant il est vrai que, d'une province à l'autre, on peut décalquer le climat, le décor, les coutumes.

Pour finir, réapparition provisoire d'un Père Noël en pélerine bleue, chiche dispensateur de douceurs. Ephémère. L'année suivante, la taulière en herbe ira choisir seule, parmi les trois ou quatre jouets exposés au "bureau de tabac" local, celui dont elle a peut-être rêvé, peut-être pas. Elle a dans sa menotte le porte-monnaie maternel car en bas, au café, ils sont débordés, ils n'ont pas le temps. Elle n'a pas aimé ce Noël, et préféré de beaucoup celui où sa maman lui a glissé dans les mains un livre sorti de sa propre bibliothèque : à couverture souple, vieux, jauni, aux pages dentelées, avec une dédicace un peu tristounette qui s'excusait de ce présent de seconde main "en attendant des jours meilleurs". C'était Le Grand Meaulnes.

Comment l'enfant est-elle passée d'un Père Noël jurassien rouge, ventru et généreux, qui voisine, sur les étagères de ses souvenirs, avec les esquimaux de la banquise au Crêt de la Dole et tout un tas d'autres balivernes pour lesquelles elle a toujours été un public de choix, Père Noël dont la preuve de l'existence leur était administrée chaque 25 décembre au moyen de magnifiques joujoux : dînettes délicates ; livres animés à tirettes, racontant justement l'histoire du petit renne au nez rouge ; poupées aux robes amidonnées et série des Nounoutes (2), à l'anxieuse attente du modeste Père Noël bressan avec ses papillotes et/ou jésus sucrés ? Tout en ayant dû, entre temps, se résoudre au fait que tout ça n'existait pas ?

Eh bien, on ne sait pas, comme disait Charlus au Narrateur de la Recherche qui s'étonnait d'entendre, après une de ces scènes de rage dont le baron avait le secret, tandis que celui-ci le raccompagne (et cherche à le retenir) en traversant les salons de son hôtel particulier, de la musique.

"Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portés par la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous intéresse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-être êtes-vous atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce genre de beauté, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. Vous entendez : Beethoven se joint à lui."
Et en effet on distinguait les premiers accords de la troisième partie de La Symphonie Pastorale, "la joie après l'orage", exécutés non loin de nous, au premier étage sans doute, par des musiciens. Je demandai naïvement par quel hasard on jouait cela et qui étaient les musiciens.
"Hé bien ! On ne sait pas. On ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce pas, me dit-il d'un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait un peu l'influence et l'accent de Swann."

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(1) Le "youpala", aujourd'hui appelé "trotteur", est ce dispositif, constitué à l'époque, parce qu'on n'avait pas besoin pour les gamins d'un matos carrossé par Pininfarina, d'une sorte de culotte en toile forte suspendue à 4 tringues métalliques, elles-mêmes arrimées à 4 montants en tube au pied desquels, des roulettes.

(2) La Jardinière me rappelait hier l'arrivée dans ses souliers, lors des noëls jurassiens, d'un "Nounoute jeune" qui ne parvint jamais à supplanter dans son coeur "Nounoute vieux". Il s'agit de deux ours en peluche. Un détail amenant l'autre, la taulière se souvient qu'elle eut aussi un "Nounoute" (nom de baptême à la fois générique et dynastique, comme dans les familles royales). Il était d'une toute neuve, toute moderne couleur abricotée, après une longue lignée classique de Nounoute bruns. Il est mort quelques années après, des suites d'une opération chirurgicale discutable au cours de laquelle des médecins indignes ont remplacé, dans son abdomen, la paille de papier par un reste de coquillettes à la tomate. RIP, Nounoute !