Qu’il fait bon retourner quelques décennies en arrière, se remettre en mémoire les vieux enregistrements que nous aimions entendre, portés sur d’infimes tempêtes de poussière temporelle…

Des images et des voix nous arrivent, intactes ou brisées, du début de l’autre siècle (le nôtre, d’autre, le XXe, voulons-nous dire) : Supervielle récitant Supervielle : cela vous saisissait à l’âme, cette inconnaissable tristesse de l’abandonné transatlantique ! Thibaud et Long jouant ensemble, comme une rencontre de frêles géants… Sarah Bernhardt presque incompréhensible, sa psalmodie comme un long appel à la prière. Apollinaire déclamant le Pont Mirabeau avec emphase et hésitation, comme s’il le recomposait en le disant.

Voici un mélancolique Werther a capella, ténu, amenuisé : «Pourrrquoi me réééveiller, ô sou-ouffleuh du prrrintemps…», gravé sur une cire tremblante retrouvée dans le grenier lyonnais d’un ténor local oublié… Sartre et son nasillement péremptoire. Paul Morand, 1964, dans une mémorable édition d’Océaniques sur France 3 (dans la même émission, Jean Cocteau évoque le petit Marcel, vêtu d’un pourpoint violet, qui mangeait à même la casserole des nouilles froides dans sa chambre calfeutrée de liège du boulevard Haussmann. Céleste Albaret, la vraie ! y apparaît enfin, racontant l’agonie de son grand homme comme si c’était la veille. Il paraît qu’il a demandé du café au lait et puis il est mort).

Dans ces années-là, on découvrait d’un œil et d’une oreille attendris la galerie dépoussiérée des archives de l’INA. Dans nos arrogantes carcasses quadragénaires frémissait la chance d’être dépositaires de ces témoins que nous n’avions pas, mathématiquement, connus mais avec qui, soudain, nous nous sentions intimes sur un plan artistique. Alors nous recevions au passage une bribe de leur célébrité, comme un autographe signé à la hâte dans un couloir de théâtre.

Ces voix chevrotant sur l’éther nous causaient la même surprise ravie que nous éprouvions, adolescents, à contempler dans Lagarde & Michard le regard noir et les rides amères de Baudelaire photographié par Nadar, minuscule collision entre une poésie qui nous paraissait antique et un art récent mais, pour nous, déjà quotidien ; où lorsqu’un vieux monsieur de notre connaissance nous confia que, petit, il avait sauté sur les genoux de Merleau-Ponty (une phénoménologie de la perception toute personnelle).

Cette émotion, pont de cristal qui délie d’un charme ancien et réveille, pour le présenter à son public vivant, un artiste ou une célébrité jusque-là endormie dans la gangue des lustres, c’est le sentiment d’une postérité qui nous fait entrer dans une filiation. C’est ce qui nous rattache, comme si nous avions pendant un temps dérivé dans le cosmos et que nous nous retrouvions de nouveau arrimés au vaisseau-mère.

Oui, entendre ces vieilles choses nous faisait sentir jeunes et puissants, nous qui pouvions tenir ainsi dans chaque main les fils de deux siècles voisins… Mais tout de même : des siècles ! Nous avions une pensée pour nos propres ascendants, et nous calculions si papa, ou grand-mère, auraient pu connaître, rencontrer, entendre au théâtre ou acheter le tout nouveau roman de, etc. Nous nous offrions le luxe de les envier bien que – et peut-être parce que - les ayant dépassés sur la route du temps.

Le jour où j’écrivais ces pages, quelqu’un présentait sur France Inter Hymne, un livre tout juste paru de Lydie Salvayre dont le héros est Jimi Hendrix. En accompagnement musical on redécouvrait, nostalgique, l’incontournable Star Spangled Banner hurlé par la guitare aphone de Hendrix à la fin de Woodstock, les cordes quasi-vocales déchirées de sa Fender et le son décalé, atonal, effondré qui en sort inlassablement, étiré jusqu’à s’anéantir dans un marécage de larsen ; là où il allait puiser sa dernière énergie, laquelle est pourtant aussi considérable à ce moment-là, que s’il s’était produit en même temps une syncope et une fission.

Des générations rechercheront l’archive sonore de ce moment atomique et l’entendront avec une vénération amusée.

Nous écoutons sans frémir ce musicien qui est notre contemporain, dont nous avons respiré l’air, qui jouait lorsque nous avions vingt ans, au siècle dernier.

Alors vient frôler notre évocation, comme une feuille argentée descendue en planant de l’arbre gris de la mémoire, le souvenir étrange, incongru, de notre mère fredonnant «Proooosper … Youp, la-boum !! ».