A Elyes, Karim, Sami et Joëy

A l'Appentis, nous goûtons peu le "Téléphone sonne", émission historique de France Inter. La plupart du temps, "experts" et/ou politiques s'y renvoient la balle dans un brouhaha peu audible et les interventions des auditeurs, laborieuses anecdotes, sont juxtaposées sans trouver de réponses (à compter qu'elles en appellent), voire reçoivent des réponses hors de propos. On en sort frustré et souvent agacé.

Mais pas hier soir.

A toutes celles et ceux qui se sentent concernées de près ou de loin par la misère psychiatrique qu'endurent certain-e-s adolescent-e-s et jeunes adultes, en particulier par l'absence criante de prise en charge de ces derniers, il est très chaudement conseillé de podcaster cette émission et de prendre le temps de l'écouter au calme.

Vraiment.

Les témoignages des auditeurs, égrenés dans un silence palpable, des auditeurs auxquels pour une fois on n'a pas (trop) coupé la parole, forment le coeur de cette émission à marquer d'une pierre blanche. On pensera ce qu'on veut des réponses des spécialistes à l'antenne, bien qu'il se soit dit plusieurs choses essentielles et que ces professionnels aient manifesté le plus grand respect - et les uns pour les autres et envers les patients qui s'exprimaient - mais je vous assure que les récits des proches de malades ou malades eux-mêmes - en particulier sur le "traitement" par les hôpitaux, sont proprement hallucinants. Sans parler du comportement de ce corps médical très spécifique : la psychiatrie, mal aimée et qui parfois, se dit-on, ne l'a pas volé.

La solitude et le déni qu'ont supporté tous ces gens, leurs parents, leurs soignants parfois...

Tandis qu'elle restait scotchée au poste, l'évocation des enfants "hyperactifs" et du fameux traitement à la Ritaline (1) appela soudain dans la mémoire de la taulière un épisode de son passé professionnel, déjà évoqué ici de manière allusive. On va donc éclairer un peu le cadre pour situer l'histoire, aussi drôle qu'elle est triste. Aujourd'hui encore, lorsqu'elle l'évoque, la taulière hésite entre sourire et blues.

La scène se passe à deux mètres de son bureau de principale-adjointe dans un collège dit "difficile", un de ces établissements qui cumulent les labels à tel point qu'on pourrait en faire un argument de comm' en bas du papier à en-tête : collège Ambition-Réussite (étiquetage Sarko 2006 devenu fin 2011 "ECLAIR" : Ecole/Collège/Lycée/Ambition/Innovation/Réussite, oui, je sais, le Ministère de l'Educ Nat' n'est pas tué par le ridicule) ; zone sensible ; zone violence ; territoire CUCS/politique de la ville ; et j'en oublie sûrement (entre temps le quartier est passé ZSP).

Nous étions courant septembre, lorsque la température dans le chaudron la marmite (pardon, le chaudron c'est à Sainté !!) est déjà chaude. Les classes de sixième en particulier, qui arrivent d'emblée en état d'ébullition (2), donnaient bien du fil à retordre au principal et à sa collègue au point que, parfois, nous devions nous enfermer dans l'un ou l'autre de nos bureaux pour éclater ensemble de fou-rires nerveux qu'il fallait contenir quand même en raison de la mauvaise isolation phonique.

Il devait être 15 heures 45, après la deuxième récréation. C'est l'heure haute en couleurs, riche en règlements de comptes à solder avant de quitter le collège, éclatements de tensions accumulées depuis le matin ou promesses de bastons à organiser aux quatre coins du quartier dès 16 h 32.

Sur les chaises alignées face aux secrétaires (un espace de 80 cm sur 1m50 entre les corbeilles à classement de ces dames et le mur) que sans vergogne nous appelions "salle d'attente", étaient assis diversement quatre lascars en herbe. L'un, dodu et encore poupon, portait de traviole des lunettes un peu cognées, immanquable signe d'un horion reçu récemment, et se tenait droit et digne comme pour un concours de maintien ; l'autre, au visage creusé d'enfant mal nourri et dévoré de tics, lançait les yeux de tous côtés comme s'il subissait une énième gardav' tout en balançant ses jambes dans un mouvement aussi agité qu'incontrôlable ; le troisième, d'apparence anodine et de fort petite taille, penché en avant pour cause de sac à dos énorme qu'il ne voulait pas s'ôter du dos, coulait des regards de véritable affranchi en direction de mon bureau (j'ai toujours travaillé porte ouverte) où je sentais qu'il méditait un larcin intéressant du genre tampon utilisable pour quelque faux. Le quatrième enfin, bien trop grand et sans doute trop âgé pour être en sixième, "maintenu" (3) qu'il avait été en CP puis en CM1, allongeait des cannes étiques flottant dans un survêtement noir à bandes-pressions, exhibait des panards gigantesques dans des baskets odorantes et s'étirait à intervalles réguliers, faisant claquer ses mâchoires.

Ce petit monde venait de se prendre une première branlée collective dans mon antre. Je ne sais plus de quoi il s'agissait, mais je les avais envoyés "refroidir" en "salle d'attente" (une classique des commissariats de quartier) avec quelques sujets de méditation propres à faciliter leurs aveux lors d'une deuxième comparution individuelle dans les dix minutes. Tout en me livrant à diverses tâches qui n'avaient rien à voir (mais l'élève présumé coupable, lorsqu'il voit écrire la principale-adjointe, surtout si elle le regarde pensivement à intervalles réguliers, se persuade qu'elle instruit son dossier), mine de rien je les écoutais. Malgré les consignes de silence réitérées sans aménité depuis une demi-heure, ils ne pouvaient s'empêcher de commenter les événements à voix qu'ils pensaient basse. Mon intérêt, de professionnel, se fit documentaire. Je les regardais, ces quatre gamins déjà vieux, promis à tellement d'autres bancs d'infamie, qui useraient tant de sièges dans des endroits où l'on tenterait de les éduquer, punir, redresser, psychopomper, sanctionner, rappeler à la loi, faire comparaître, réinsérer, faire remplir des demandes de ceci et cela, étudier leurs demandes de libération conditionnelle, établir leurs dossiers de probation, demandes de logement social, attestations de chômage...

Je les regardais et je me sentais bien moins furieuse que triste. A vrai dire, furieuse je ne l'avais jamais été. Dans la partie théâtrale de notre acte "éducatif", je leur avais certes savonné les oreilles mais en grossissant ma voix, en brandissant des foudres que je savais émoussées, et jamais mon regard sur eux n'avait été autre que compatissant, même si je l'avais caché.

Je les écoutais, et au milieu des "ma mère va m'tuer" (formulé presque comme un espoir qu'un adulte, au moins, s'intéressât à eux), "st'arfallah j'savais pas" et autres "La Mecque c'est pas moi j'ai rien fait", j'entendis petit à petit leur conversation devenir celle de vieux routiers du crime et de l'exclusion :

- t'as d'jà eu des rapports depuis la rentrée ?
- cher grave : le prof de maths, M. Untel, Mme Truc... Y z'ont convoqué mon père... J'ai d'jà été viré deux jours...
- t'y vas, toi, au CMP ?
- nan c quoi ça
- c'est euh ben y a des psy-cho-logues y nous dit pourquoi ça va pas c'qu'y faut faire tout ça
- La Mecque moi si y m'envoient là-bas j'y vais pas j'parle pas La Mecque j'parle pas
- il est gentil monsieur Machin...
- t'avais été convoqué chez la psy-cho-logue toi, aux Lilas ? (l'école primaire de secteur, ndlr)
- non mais chu parti (4) (part'chi) chez le docteur X. depuis tout petit j'te jure depuis qu'j'ai eu 3 ans j'vais chez le docteur y m'donne de la Ritaline.
- ah oui de la Ritaline moi aussi j'en ai. Et toi t'en prends ?
- ouais ouais moi aussi mais des fois j'oublie d'la prendre !
- Ah ? Ben moi aussi j'prends d'la Ritaline, ça fait longtemps...

Ce constat que tous quatre étaient au même "régime", fut suivi d'un silence relatif, un silence de ceux qu'observent les patients d'un certain âge dans la salle d'attente d'un hôpital, après qu'ils ont échangé les banalités d'usage.

Mon sourire intérieur, ma foi en la moins mauvaise solution que je cogitais depuis un moment pour obtenir de mes quatre repris de récré un peu de coopération dans leur propre sauvetage, mon optimisme général pas encore entamé en ce mois de rentrée, tout cela se réfugia soudain au fond de ma gorge pour y faire une boule amère.

Que ces gosses, dont l'âge cumulé devait faire la grosse quarantaine, se livrent au commentaire blasé d'un "traitement" médical censé réduire leur "hyperactivité" en même temps qu'ils totalisent leurs premières incartades... Leur fatalisme, leur capacité à mettre tout cela dans le même sac - avec quelle prescience, quelle intelligence de leurs situations respectives... Navrance.

Je sortis de mon bureau, redressai un cartable, mis une tape légère derrière une tête, distribuai les carnets de correspondance dûment lestés d'un mot que les parents ne pourraient pas lire et qu'il faudrait doubler d'un appel téléphonique pour expliquer l'inexplicable, et leur conseillai de rentrer chez eux dans le calme (le calme !!!) car, entre temps, sauvés par le gong, ils avaient entendu comme moi la fatidique sonnerie de 16 h 30 et je mis en route, signal de ma deuxième journée, la bouilloire électrique.

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(1) "Les chiffres ont été révélés par la société Celtipharm et publiés par le journal Le Parisien du 29 mai 2013. En analysant les ventes de plus de 3000 pharmacies, Celtipharm a constaté que le nombre de boîtes vendues a augmenté de près de 70% en cinq ans. Il est ainsi passé de 283 700 boîtes en mars 2008 à 476 900 boîtes en mars 2013. Pire, le nombre d’utilisateurs a bondi de 83% en 5 ans et de 114% chez les moins de 20 ans". - http://www.franceculture.fr/emission-science-publique-la-consommation-de-ritaline-devient-elle-excessive-2013-06-28

(2) Pourquoi, dans les collèges des quartiers défavorisés, les sixièmes sont-ils les élèves les plus durs, alors que dans les secteurs plus "bourgeois", c'est l'inverse ? Parce que dans ces derniers, les enfants suivent un schéma psychologique assez classique : à dix ans, encore dans l'enfance, ils abordent le collège avec timidité et enthousiasme. En cinquième ils commencent à connaître la musique ; les boutons leur poussent en quatrième et en troisième ils sont - provisoirement - les maîtres du monde jusqu'à ce qu'on les drive vers les lycées où, arrivant en seconde, ils redeviendront "blaireaux" et devront recommencer leur dure ascension sur l'échelle du prestige local.

Dans les "quartiers" (comme on dit pudiquement), dans les quartiers c'est presque l'inverse : les enfants arrivent en sixième en pleine turbulence, pressés de sortir de l'enfance du CM2, parfois déjà délinquants primaires. Ils viennent d'une subdivision du quartier où, dans la même école, dans la même classe le plus souvent, ils ont fait "bande" depuis la maternelle et vouent une vénération égale aux stars du foot et aux grands qui ont mal tourné.

Comme dans ces lieux de (sur)vie on ne se fréquente guère d'une rue à l'autre (l'unité de vie restant le pied d'immeuble avec sa pelouse pelée d'en face et ses jeux pour enfants déglingués, comprenez-le comme vous voulez), lorsqu'ils débarquent au collège, ils sont confrontés à d'autres bandes des sous-quartiers voisins. Et c'est ceux des Lilas contre ceux des Iris, Les "Aubépines" mettent la pâtée aux "Tulipes" ; quant aux Hortensias, ils sont infréquentables... Se fabriquer un ennemi de classe (au sens propre) en arrivant au collège est une des premières obligations scolaires, très respectée celle-là.

En sixième on fait donc du "dressage" ; j'entends par là qu'on tente d'inculquer une vague notion de loi à cette bande hétéroclite de jeunes corbacks criaillants qui s'entrecogne à longueur de couloirs. En cinquième, ils essaient encore un peu, mais on a déjà opéré pas mal de "tri" à grand renfort de conseils de discipline, et une partie appréciable d'entre eux, il faut le dire, commence à adhérer au truc. Au fait, quelle est la raison d'un conseil de discipline en sixième ? C'est pour essayer de faire admettre un enfant complètement destructuré, fortement perturbé, violemment hyper-actif, voire au bout du rouleau (tous qualificatifs qui s'appliquent d'abord à sa famille), dans un établissement spécialisé (ITEP par exemple). A défaut, de le renvoyer vers un autre collège où il pourra remonter tranquillement en température tandis que les équipes éducatives, dans l'établissement d'où il est parti, soufflent un coup.

En quatrième ils se calment ; des idylles se nouent... En troisième c'est à peu près la paix. Mais c'est aussi parce que, tout ce que découvrent leurs collègues des beaux quartiers (fumette, larcins de portable, racket, harcèlement, tweet-bashing, pécho à Carrefour en pleines courses avec visite guidée au commico de l'arrondissement et j'en passe), ils l'ont déjà vécu. En somme, à l'heure où les autres explosent dans la transgression adolescente, les troisièmes des quartiers défavorisés abordent les rives plus réservées de l'âge adulte (avant l'âge). Le plus souvent, ils savent comment se procurer un peu d'argent de poche en charbonnant, certains, plus raisonnables, font déjà les marchés (les vrais, ceux de légumes) avec les oncles car je les ai vu se peler sur les stands à point d'heure depuis leur plus jeune âge. Ils n'ont pas beaucoup d'espace en dehors de l'alternative : sauvé, ou foutu. Souvent le sport les tire hors des sentiers dangereux. Je dis bien "le sport", et pas "le foot".

Telle est la réalité de la vie quotidienne en établissement "sensible", une histoire cent fois racontée. Et qu'on ne vienne pas me parler du "conseil de discipline, acte éducatif". C'est l'exception qui confirme la triste règle.

(3) "Maintenu", en langage d'enseignement primaire = admis à... redoubler !

(4) "Chu part'chi" (avec cet accent prétendûment maghrébin qui n'est que l'accent des banlieues) remplace avantageusement la formulation complexe et incompréhensible "je suis allé-e", elle-même abolie, y compris dans la bouche des mêmes profs qui reprennent les gamins, au profit de "j'ai été" ("à midi j'ai été voir le principal pour mon emploi du temps"). Les mêmes enseignants disent indifféremment : "Cet été je suis allé au Pérou", "j'ai été au Pérou", ou : "je suis parti au Pérou". Dès lors que les gamins entendent des adultes qui, de surcroît, s'offrent des voyages de 12000 kilomètres, ne pas se conformer à ce qu'ils imposent aux élèves, le mieux est d'utiliser un verbe passe-partout, qui fait double usage : "partir, aller" et évacue la difficulté d'avoir à choisir le verbe précis qui conviendrait. De toute façon, ça ne parle jamais de retour, ce mot mythique évocateur du bled, paradis perdu de leurs parents.