A la mémoire des pensionnaires du 33

La prison Saint-Paul, ou plutôt l'ensemble carcéral St-Paul/St-Joseph, situé en plein coeur de Lyon juste derrière la gare de Perrache, a longtemps fait partie du paysage non seulement urbain mais mental, de la ville.

Lorsque vous y aviez séjourné, vous pouviez dire d'un air dégagé : "quand j'habitais au 33"... Tous les Lyonnais comprenaient. Le 33 cours Suchet était l'entrée principale et l'adresse postale de Saint-Paul. A ce propos, un de mes copains utilisait la métaphore suivante : "pendant mes vacances", "à l'époque de mes vacances", ce qui fit croire longtemps à son fils qu'il n'avait rien foutu pendant dix ans. Or c'était faux, il avait fabriqué des semelles de pantoufles, inséré des gadgets dans Pif l'hebdo préféré des gamins de cocos, poli des boutons et je ne sais quoi encore, à Fresnes entre autres et pour une misère de centimes, avant de partir pour les Bat'd'Af en vue de raccourcir son temps et d'en revenir à moitié aveugle. Fin de la parenthèse, salut Jacky.

Pour revenir à Lyon, j'ai bien connu un jeune gars qui passa un temps heureusement court au "33" (court de mon point de vue, dans l'absolu, et vu d'ici, mais il n'aurait peut-être pas dit cela), et à qui l'on refusait le pull supplémentaire que sa maman lui avait envoyé, alors qu'il n'y avait pas de vitre à la fenêtre de sa cellule. Pour ceux qui croient que Lyon c'est le sud, je mentionnerai que cet hiver-là (1980) ne fut pas particulièrement clément.

Cette anecdote, vraiment légère au regard de tout ce qui se passe dans les taules françaises, pour rappeler ce que nous savons tous, même quand nous préférons penser à autre chose : qu'elles sont indignes, invivables, régulièrement épinglées par l'Observatoire des prisons et par les ONG, en retard de deux siècles au moins. Un reportage sur les Baumettes qui a fait un peu de bruit l'année passée leva un coin de voile sur cette réalité abjecte, qu'on confrontera utilement aux citoyens propres sur eux qui estiment encore que les taulards ont tous des écrans plats dans leur cellotte, se font livrer des pizzas (par hélico ?) bref, se paient du bon temps.

Le silence retombe vite sur l'univers carcéral.

Pourtant, les murs de Saint-Paul (et de Saint-Joseph) résonnent encore, et leur matière est encore imprégnée, de la non-vie et du désespoir de ceux qui vécurent là, si l'on peut dire, parfois de nombreuses années.

Ces murs ont été les témoins de toutes les cruautés, de toutes les indifférences administratives et de tous les abus de pouvoir que sécrète la Pénitentiaire, machine à priver de liberté qui s'octroie bien d'autres prérogatives au mépris des droits des détenus, et même au mépris des droits de l'homme tout court.

Ces murs ont contenu des vies quotidiennes réduites au partage, à quatre, de neuf mètres carrés ; la vétusté horrible de lieux où l'on n'aurait pas dû enfermer qui que ce soit. Ils ont ruisselé de tous les liquides produits par l'exaspération humaine et par les infiltrations des pluies, brouillards, ruptures de conduites d'eaux vannes. Ils sont goudronnés par la proximité de "l'axe nord-sud", autoroute qui passe en centre-ville et longe une façade de la prison, et du quai Perrache, d'où ont démarré, pendant des décennies, des centaines de poids lourds. Les fenêtres tournées vers les rails de la gare, où les locomotives manoeuvraient jour et nuit, ont reçu continuellement les miasmes diésélisés de la SNCF. Ces murs ont sans doute été témoins, pendant la collaboration avec l'occupant nazi, de bien d'autres horreurs et d'héroïsmes silencieux...

Les fous dangereux y ont côtoyé, comme c'est la triste règle, les durs, les racketteurs, les proxo ; les violents avec plus faible que soi, les "pointeurs" et autres criminels sans retour... Et la bande à Petit-Jean, que j'ai eu le douteux honneur de rencontrer avant que ce ramassis de minables ne braque une station-service en 1969 sans parvenir à faire redémarrer leur bagnole... De pauvres types enfin, enfermés là pour une pension alimentaire non payée, une mini-escroquerie comptable...

Aujourd'hui, les taulards de Saint-Paul et de Saint-Joseph ont été transférés à Corbas, entre deux rocades et trois terrains vagues, prison modèle et moderne où le taux de suicide a grimpé en flèche, les miracles de l'électronique et de la vidéo-surveillance ayant réussi à vider le peu d'humanité qui pouvait circuler dans les couloirs des taules. Au point que les anciens Saint-Pauliens regrettent leurs taudis, c'est dire.

Et que fait-on des murs aujourd'hui déserts de Saint-Paul ? On les rénove, on les "réhabilite" et l'on y mêle des bâtiments contemporains, dans un mix vieilles pierres/verre et acier qui fait se récrier d'admiration les visiteurs, pour en faire un magnifique campus appartenant à la Fac Catho. On n'oublie pas que l'Eglise, à Lyon, est le premier propriétaire foncier en surface et sans doute en valeur sans doute l'un des gros joueurs du Monopoly local et se partage le bifteck avec les Hospices Civils, la Ville de Lyon, les Voies Navigables de France (oui mais : que de l'inondable !) et les copropriétaires genre grosses familles déguisées en SCI. Pas les petits coproprios, eux ne possèdent que leur appart', lequel est généralement sis sur un bail emphythéotique.

Chantier cité en exemple, projet associant Habitat & Humanisme pour des logements sociaux, originalité de la réalisation, etc. Le bien-pensant ne lésine pas pour anoblir, au moins dans le méta-discours urbanistique et architectural, ces lieux de souffrance, ces lieux carcéraux.

Les nouveaux habitants de Saint-Paul pourront donc, d'ici peu, s'accouder, la conscience légère, par les belles journées de printemps, aux fenêtres en ogive, où à celles, plus modernes, qui regarderont vers la tour centrale, puisque les architectes ont eu (humour ou inconscience) l'idée de conserver dans leur projet le panoptique, dont Foucault disait à peu près qu'il est un avatar de la société disciplinaire. Lequel Foucault, soit dit en passant, voyait bien venir le truc, même s'il n'a pas eu le temps de connaître le plein développement du contrôle social tel que nous le connaissons aujourd'hui et tel qu'il est pratiqué dans l'urbanisme contemporain (tout voir, de partout, à tout moment), ce qui fit la taulière écrire un jour, ailleurs qu'ici, "l'urbanisme est-il un totalitarisme ?". Si les murs de Saint-Paul pouvaient transmettre quelque chose, que diraient-ils alors, à ces jeunes gens et jeunes filles qui ne savent rien de cela ?

Tout en comprenant la volonté de réhabiliter et de promouvoir ce qui deviendrait donc - je dis bien "deviendrait" - un lieu de mémoire et de savoir, et si l'on fait abstraction des intérêts financiers de l'opération, qui restent pour le moins obscurs, je ne peux m'empêcher d'avoir le coeur serré chaque fois que, par l'escalator extérieur qui surplombe le site, lorsqu'on arrive à Perrache par les TER de l'Ouest, je jette un coup d'oeil sur le chantier.

Lorsque la prison était encore peuplée de prisonniers, les femmes, les proches, avaient l'usage de se poster sur la voie la plus extrême de la gare, juste avant la balustrade marquant la fin de l'emprise SNCF, juste en face des fenêtres des cellules. On pouvait ainsi communiquer, à condition de pouvoir sans vergogne gueuler son intimité à travers 50 mètres d'espace urbain, avec ceux qui étaient dedans.

Ce sont les cris de ces femmes que j'entends, ils ont bercé mes attentes de trains de jeunesse ; ce sont la sueur et les frissons des enfermés, que je respire, l'odeur infecte de leurs cellules où les chiottes voisinaient la table. Ce sont leurs appels non entendus, les suicides, les bagarres sanglantes, la barbarie et surtout l'ennui profond et les heures arrêtées de la vie qui s'organise ici, dans ces lieux de privation de liberté, qui privent aussi l'être humain de sa dignité.

Je pense qu'il n'est pas bien qu'on ait fait de l'immobilier haut de gamme en y incluant ces murs de souffrance ; qu'on aurait dû plutôt raser Saint-Paul, et qu'avant de réciter le bréviaire de la mémoire, on devrait dire une autre messe à propos de l'utilité de la prison.

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