Les points à retenir

"Entre franchise, ristournes et cadeaux divers, l'écart entre loyers réellement payés et loyers affichés atteint fréquemment 25 % sur le marché des bureaux. - 35 % en 2013 ndlr
Ces pratiques faussent les prix et donnent l'illusion d'un marché insensible à la crise. Tous les acteurs du secteur entretiennent cette opacité, car tous en profitent.
Si la « bulle » éclatait, les valeurs baisseraient brusquement, entraînant avec elles les cours des foncières cotées et des parts de SCPI souscrites par les épargnants."

Ce court mais éloquent paragraphe, sous la plume de Catherine SABBAH qui signe, dans Les Echos de ce lundi, sous le chapeau "Immobilier de bureau : la grande illusion ?" un article dont c'est le résumé, vient percuter une réflexion qu'a mené la taulière depuis le début de son mandat de conseillère d'arrondissement à Lyon.

Effarée qu'elle était, la taulière, par la juxtaposition de chantiers pharaoniques, la forêt des grues dans le nouveau quartier Confluence, l'incessant terrassement du coeur de ville en particulier à la Part-Dieu, dont certains habitants pourront se vanter (?) d'avoir passé près d'un demi-siècle entre trottoirs éventrés, réseaux saignés à ciel ouvert, odeurs de conduites diverses (quand elles n'explosent pas comme ce fut le cas lors du drame de 2008 précisément dans ce quartier), passerelles de planches pour rejoindre qui son habitation, qui l'épicerie du coin ; vacarme des sablages, des battages de palplanches, contournement d'engins échoués comme des dinosaures au coin des rues, chute de barrières de chantier posées à la va comme j'te pousse, circulation ubuesque, poussière, poussière, reprises d'enrobés bricolées par des entreprises sans conscience qui déversent une brouette de gravier, une de ciment et ne prennent même plus la peine d'étaler la sauce, créant ainsi de pittoresques petits ilots où viennent buter les roues de poussettes, s'enchâsser les talons et déraper les cannes de vieux... Arrêts de bus déposés et reposés deux cents mètres plus loin sans information préalable, véhicules d'entreprise garés comme chez eux, et j'en passe...

Effarée, donc, et même atterrée, depuis qu'ont commencé ces travaux interminables, si nombreux qu'on se figure aujourd'hui que c'est, en fait, le seul visage possible, le visage même de la ville - parenthèse : la taulière se dit que si elle demandait à son petit-fils, du haut de ses cinq ans, de dessiner la ville, c'est sans doute cela qu'il dessinerait, un énorme chantier infini, sale, débordant sur tous nos espaces de vie, car c'est ce qu'il voit depuis presque trois ans tout au long de ses trajets d'écolier de maternelle, du pied de son immeuble jusqu'à l'école quatre cents mètres plus loin - atterrée, disais-je, de constater que coexistent ces efforts désordonnés de fourmilière surmenée et l'apparition concomitante, d'abord arrogante, de bandeaux longs comme un jour d'ouvrage BTP, portant les noms associés de promoteurs anglo-saxons (ce qui fait vraiment très bien dans le marché provincial, vous savez, genre "Smith, Smith & Smith"), puis de panneaux plus laconiques offrant ici dix mille, là quinze mille mètres carrés de bureaux, ailleurs des "plateaux" de 2000 mètres par paquets de dix, le tout scandé par la morne affirmation "ici un immeuble de bureaux etc.", ou par la vue déprimante de terrains barriérés et déserts, travaux au point mort, dont toute personne un peu au fait de la construction immobilière peut penser, pendant six mois, qu'il s'agit simplement de laisser se tasser le remblai, assertion technique qu'on peut mettre en doute quand l'herbe envahit ledit remblai et que rien ne bouge deux ans plus tard.

Le pire, soit dit en passant, c'est que ces chantiers "arrêtés" peuvent signifier aussi bien une faillite imminente qu'une réserve spéculative. Dans les deux cas ça pue la mort.

Notre petite conseillère d'arrondissement, d'autant mieux placée pour observer ces phénomènes juxtaposés qu'elle circule à pied, position imprenable pour bien se pénétrer de la réalité, se disait comme ça, dans sa petite tête de taulière, que ça commençait à faire une sacrée "bulle" (vous vous souvenez, le truc qui fait "plop" ! à la fin du billet n° 140 "Léger, léger"). Elle demandait à la cantonade (qui ne lui a jamais répondu) qui donc occupait ces "bureaux" ? Qu'y fabriquait-on ? Du contrat d'assurance ? De la VPC ? De la banque ? De la gestion, de l'affacturage, de... l'immobilier (ben oui, tiens, ça se mord la queue) ? Comment s'articulaient ces milliers de mètres carrés avec l'absence totale d'embauche - ou, au mieux, le chiche nombre d'embauches, de salariés du tertiaire ? Avec les concentrations, sur les "plateformes d'appel", de tâches de plus en plus nombreuses et diverses sur les épaules d'employés précaires ?

L'article de C. SABBAH est long et documenté et contient toutes les réponses aux questions de la taulière. Il ne fait que mettre noir sur blanc la confirmation de ses craintes, et évoque sans détour la bulle en question et son risque d'éclatement.

Et n'allez pas penser, lectrices/teurs, du fond de votre paisible jardin, que ceci ne vous concerne pas. Oui, je sais, peut-être ne mettrez-vous jamais les pieds à la Part-Dieu, à Confluence ou dans le nouveau - et déjà désert - quartier de l'Industrie à Vaise ? Peut-être, habitant-e-s du Nord, de l'Ouest ou du Sud (l'Appentis, au grand désespoir de la patronne, n'a pas de lectorat lorrain), vous dites-vous que cela regarde seulement les malheureux qui vivent sur l'axe Paris-Lyon-Marseille ?

Pardon de vous détromper, et de vous annoncer, pour ajouter à la grande fête que constitue, aujourd'hui, la percée prévisible des forces lepénistes, que l'éclatement de la énième bulle - celle de l'immobilier de bureaux - impactera évidemment l'ensemble des activités économiques françaises, avec la chaîne bien connue : promoteurs, banquiers, assureurs et ré-assureurs (oui, ça existe, on assure son assurance : simple, non ?) ; architectes, maîtres d'oeuvre, économistes et autres métiers intermédiaires de la construction ; industries connexes, sous-traitants ; équipementiers, vendeurs d'énergie, de réseaux, de téléphonie ; fabricants de mobilier, restauration d'entreprise, agences immobilières, agences de voyages (ça va avec je vous expliquerai dans un prochain billet)... Sans compter les officines de RH, de conseil, de com' et de consulting, les ateliers de décorateurs, les marchands de luminaires... et un raton-laveur.

Calculez, au centime près, la perte d'emplois et l'incidence sur l'économie générale du pays, sans oublier de répercuter la chaîne des pertes sur les épargnants institutionnels et, in fine, les particuliers. Vous avez dix minutes.

C'est ainsi, heureux habitants de lieux paisibles - au nombre desquels je me compte aujourd'hui, certaine que les soubresauts stéphanois n'iront pas jusqu'à transformer la ville en mini-Part-Dieu, que cette valeureuse cité ex-minière va se rendormir dans l'indifférence générale, et que je n'aurai qu'à laisser un mot à mes descendants pour qu'ils éteignent en sortant - c'est ainsi que nous allons tous recevoir en pleine poire les effets délétères de cette folie. Nous nous souviendrons que nous y avons contribué par notre silence, notre inertie, notre insouciance individuelle. Et quand je dis "en pleine poire", il s'agit de celles de nos petits-enfants, qui nous remercieront.

Car ils auront à supporter, de ces gigantesques immeubles de "bureaux" : non seulement les effets financiers de la spéculation qui les a fait sortir de terre et entoure leur rentabilisation (pas pour tout le monde !) ; mais aussi l'entretien aux coûts exponentiels de ces constructions cheap, la vue de leur laideur agressive, le coût peut-être de leur démolition, l'impact environnemental des matériaux entassés là et le vide humain qui aura résulté de cette imbécile colonisation du territoire des villes.

La taulière s'engage à écrire un truc drôle très bientôt. Mais elle ne pouvait pas ne pas partager, à la lecture de sa revue de presse quotidienne (*), le plaisir amer du "je l'avais bien dit" et la navrance d'avoir raison. Inutile de préciser que, chaque fois qu'elle a ouvert sa gueule pour interroger à ce sujet les élus concernés par la situation lyonnaise : questions de logement, d'urbanisme, d'infrastructures, etc., chaque fois, ces "grands" élus comme on les appelle (par opposition aux "petits" élus de terrain, ceux qui charbonnent), ceux qui prennent les macro-décisions sur l'agglomération (je ne mets pas "celles et ceux", y a que des mecs, ce sont des délégations où il faut pouvoir poser ses couilles sur la table), sur l'imprudence qu'il aurait pu y avoir à livrer sa ville à ce type de spéculation, sans même évoquer la qualité de vie des résidents, etc. elle s'est fait bouler gentiment et notre valeureux staff érigé en garde rapprochée autour de not'maire bâtisseur lui a conseillé de retourner vite fait siéger dans ses conseils d'école de maternelle et de laisser les mecs, les vrais, s'occuper des trucs d'adultes.

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(*) La revue de presse quotidienne, c'est un privilège d'élue dont j'ai honteusement joui pendant six ans et qui va beaucoup me manquer : la réception chaque jour, grâce au boulot des techniciennes de la Ville de Lyon, des bonnes feuilles du jour, nombreuses, variées, politiquement équilibrées, de la presse nationale et locale, entre trente et cent articles : un vrai boulot de pro, que je m'en vas de ce pas leur envoyer mes remerciements pour.