Stéphano-chronique "vite fait"

Lorsque vous sautez dans un tram d'Armeville (*) - d'ailleurs, on n'y saute pas : on se presse mollement en tas vers ses portes accordéon qui grincent et parfois ne s'ouvrent pas complètement, et ce dans le plus grand désordre ; ceux qui sortent poussent ceux qui y entrent, lesquels refoulent à l'intérieur les poussettes sortantes, les vieux sont écrasés contre les abris vitrés, les ados se marchent dessus... Bref : sans parler d'y monter, lorsque vous attendez un tram, vous vous exposez à prendre, au lieu d'un moyen de transport en commun de la STAS, un Pedibus.

Qu'est-ce qu'un Pedibus ? Un moyen écolo-rigolo fortement promu par les agglos, comme par exemple la communauté urbaine de Lyon, pour faire marcher les mômes et désintoxiquer leurs parents du tout-bagnole. Certaine élue aux affaires scolaires du 9e arrondissement essaya, en son temps, de susciter des Pedibus dans les écoles de son secteur, mais n'y a peut-être pas mis toute l'énergie voulue, bref ça s'est pas fait. Un de ses regrets.

Mais voilà : installée dans la bonne vieille ville noire-et-verte, voila-t-il pas qu'elle découvre le Pedibus spontaneus, espèce stéphanoise en voie d'apparition.

Comment ça marche ? Souvenons-nous d'abord que la "Grand'Rue" (qui s'appelle sur les plans tout autrement, mais persiste sous ce nom dans la mémoire locale) est la voie de fond de vallon autour de laquelle se déploie Saint-Etienne comme deux ailes de papillon à l'assaut des pentes, métaphore beaucoup plus jolie que celle utilisée naguère par la taulière dans une autre stéphano-chronique, mais moins "ronde". Bref.

Dans cette Grand'Rue circulent donc les trams sur leurs rails (encore heureux). Sur les voies cyclables, les vélos ; les bagnoles sur deux contre-allées, idem les motos, les livraisons et tutti quanti. Boyau un peu saturé en CO2, la Grand'Rue contient malgré tout l'essentiel de l'offre marchande de la ville déjà évoquée précédemment. Lorsqu'on veut paralyser le centre de l'agglomération, c'est donc pas très compliqué. Les manifestants le savent, qui en font leur circuit obligatoire chaque fois que "la rue" descend dans la rue, c'est-à-dire dans la Grand'Rue.

Mais alors nous à Bellevue (le haut de la cité), perchés sous le regard bienveillant du vert Guizay (crête du Pilat local), on ne voit pas tout ça. Simplement, dès qu'une dizaine de mécontents décident de se faire entendre "en bas", vers la Préfecture ou l'Hôtel de Ville, par ici la voie des trams soudain devient silencieuse. Plus de râle de moteur exténué (trams hors d'âge), plus de drelin-drelin de conducteurs excédés (vous ai-je dit qu'en temps normal les voies de tram sont utilisées à 50 % de leur espace, au mépris d'un truc inutile appelé code de la route et du travail des aménageurs pour séparer les espaces, par tout ce qui circule sur deux pattes, deux roues, une trottinette ou une planche, et bien entendu, sur de larges portions, par les bagnoles qui veulent griller les embouteillages, les 50 % restant revenant aux trams qui doivent rouler au pas pour éviter tout ce monde-là ?).

Une grande paix descend donc, les jours de manif, sur les voies et les stations tramineuses où nous, les passagers, après dix, douze minutes d'attente, nous entre-regardons d'abord brièvement, puis avec des regards plus appuyés, plus interrogatifs. Lorsque de surcroît la borne d'information est muette, il n'y a plus à hésiter : l'heure du pedibus spontaneus a sonné.

L'un de nous hausse alors les épaules et descend sur la voie, puis met un pied devant l'autre et recommence, c'est le signal. De la plus élevée des stations au sommet de la Grand'Rue, nous scrutons l'horizon pour voir si d'autres pedibus descendent. Si c'est le cas, il n'y a plus à hésiter : on se met alors à cheminer sans barguigner, chacun-e tourné vers le haut ou vers le bas, selon nos destinations. Se forment de petits groupes qui se rendent là où ils veulent aller, toujours suivant la voie du tram, "lâchant" parfois ici ou là, comme lâchaient les fidèles de Madame Verdurin, pour un raccourci intéressant, ou parce qu'ils sont arrivés.

Mais le pedibus spontaneus, s'il suit la voie - laquelle suit la Grand'Rue, notez bien - n'est pas bêtassou : on ne pousse tout de même pas jusqu'à s'arrêter aux stations : les autres n'ont qu'à monter en marche.

Ce qui demeure, pour la taulière, un sujet d'étonnement et d'admiration - et il en a déjà été question ici - c'est la docilité, le flegme quasi-british des Stéphanois qui ne râlent ni ne crient, ni même ne manifestent de contrariété excessive : adaptant aussitôt leur conduite à la situation, ils "font avec". Il est vrai qu'ils ont déjà dû faire avec tellement de coups durs qu'ils réservent sans doute leur énergie pour des sujets de mécontentement plus sérieux, ou pour les soirs de matchs OL/ASSE.

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(*) Armeville : Saint-Etienne s'appela brièvement ainsi pendant la Révolution, en référence à la Manufacture (Armes & Cycles pour les oublieux/euses). Malheureusement, la fabrication d'engins de mort y perdure sous une forme certes noble, artisanale, mais néanmoins regrettable. On peut voir sur YouTube un reportage chez un célèbre fabricant qui serait presque convaincant si l'on ne découvrait, au fil de la visite des ateliers, un trophée de chasse accroché au mur. Que n'ont-ils choisi plutôt de sauver le vélocipède...