Dimanche une troupinette d'une vingtaine d'individus en goguette cassaient la croûte dans le petit théâtre de verdure (en fait une ancienne aire de battage aux larges dalles pierrées plates), non loin de la Maison du Parc, en bas de Montaud (qui monte en effet assez haut, le crêt se situant à 650 mètres).

Là encore, le manque de temps m'interdit de m'attarder sur l'amoncellement de victuailles étalées sur les gradins. Seules quelques pages de Rabelais pourraient en donner une idée. Il suffira de dire que ce nous dégustions, c'étaient les reliefs du repas partagé de la veille ; que nous en prîmes, en reprîmes et que, repus, nous dûmes encore partager ce qui restait, repartant les sacs plus lourds qu'à l'arrivée.

De grand matin nous étions invité-e-s par l'Amicale de Côte-Chaude à ce pique-nique roboratif, mais avant cela, à une balade au coeur du printemps exubérant de la Voie verte, en traversant, pour rejoindre Montaud, les jardins de Bel-Air où les occupants des lopins tirent le cordeau sur des parcelles nettes de terre brune proprement râtissée, les bordures redressées, les tonnelles débarrassées de leurs vieilles feuilles où grimpent déjà de juvéniles tiges vert clair. Par endroits les tulipes complètement écloses posent leurs touches rose orangé, ici un arrosoir pendu à un clou, là une chaise décolorée prennent le soleil...

Le jardinier de la parcelle la plus éloignée en bas de pente, nous voyant passer sur le sentier d'en haut et reconnaissant dans notre assemblée quelqu'un de ses voisins, enfonce sa bêche dans la terre, se redresse et remonte, d'un pas égal, jusqu'à la clôture pour serrer la main de sa connaissance. On échange quelques mots, on complimente sur la tenue des lopins, on se réjouit de ce printemps précoce et durable. Une jeune dame nous fait admirer ses épouvantails qu'elle a retapés, dit-elle, "maintenant qu'ils ont passé l'hiver". Madame et Monsieur les époux Vantail sont en effet revêtus de costumes neufs - du moins, lavés : Monsieur en salopette et Madame avec une ravissante chose de polyester imprimé dans les tons rose et vert, qui vole au vent matinal. Leurs figures en toile de sac cousu ont une belle teinte ocre, on voit un peu les coutures, ce qui leur donne un air de Frankenstein, mais débonnaire.

Après que notre guide fantasque et rigolard nous eut bien promenés de bas en haut et de haut en bas, prenant un malin plaisir à nous faire gravir des sentes escarpées pour redescendre par le pré parce qu'il faut "absolument voir l'ancienne rampe de lancement des wagonnets" (sur le Crêt de Montaud, jusqu'en 1960, le puits Ste-Marie était en service, ce qui paraît proprement incroyable aujourd'hui qu'on se balade en plein vent là-haut, en pleine nature sauvage, admirant au passage un tendre mélèze aux branches chevelues, remplissant nos yeux de champs de pâquerettes serrées dru, de buissons de prunelliers en floraison neigeuse contre le ciel d'un bleu estival, sans qu'aucun vestige, hormis un mur de pierre moussu parmi les chênes, complètement intégré au paysage, n'évoque une industrie pourtant longtemps opérante partout alentour), ici ramassant un éclat de houille pour nous y montrer un fossile végétal, là désignant en face l'église de Côte-Chaude où nous retournerons tout à l'heure "en passant par le fameux pont" (?), après que nous eûmes donc bien arpenté le parc, après qu'au Crêt des Six Soleils on nous eut expliqué l'astronomie et le cadran solaire analemmatique disposé là comme un mini-temple païen, nous nous retrouvâmes sur les gradins nourriciers en train de nous sustenter comme si nous étions de retour des Trois 4000.

C'est là que tu t'es levée, Aziza, pour passer parmi nous avec un grand plateau où étaient serrés, dodus et pleurant le sucre, les makrouts moelleux que tu avais préparés la veille.

Jusque là tu mangeais tranquillement, assise sur le gradin au-dessus de moi, silencieuse et sérieuse parmi les éclats et les tintements des couverts, solide, terrienne, avec une grande économie de gestes. A côté de toi, ta fille rieuse aux nattes fines et châtain qui volaient dans la lumière. Et puis tu t'es levée pour offrir tes gâteaux.

Un silence se fit au fur et à mesure que nous plantions nos dents dans ces inimaginables délices où la douceur de la semoule humide de fleur d'oranger, la générosité de la pâte de dattes, se mêlaient au tour croustillant et brun. Il fallut renouveler l'expérience pour se convaincre que plus jamais makrout industriel ne passerait la porte de notre palais.

Alors la taulière, qui confesse ne t'avoir prêté jusque là qu'une attention distraite, ni plus ni moins qu'à toutes ces personnes rencontrées pour la première fois le matin même et qui, le soir au moment de nous quitter, nous embrasseront pourtant comme du bon pain, alors la taulière a éprouvé le besoin d'aller te parler pour te remercier d'abord, et aussi pour que tu lui dises un peu comment tu faisais ça, ces pâtisseries divines.

Et là, Aziza, tu as commencé, sous les compliments, par poser rapidement ta dextre sur ton coeur, ce salut musulman si communicatif, si empli d'humanité simple et efficace. Droit au coeur. Et puis, tu as raconté. D'une voix douce, grave, en mimant les gestes avec tes mains blanches et nettes, aux doigts courts mais déliés, tu montres comment on roule la semoule, comment on arrose. Tu mimes la montée de la vapeur quand on verse l'eau sur le sucre qui fond. Tu te démarques de celles qui font les makrouts avec du miel et, au fur et à mesure que tu racontes ta cuisine, tu prends de l'assurance, tu te places au coeur de ton savoir-faire et tu t'affirmes : "moi je préfère mettre du sucre", "il y en a qui font d'abord cuire le sucre dans l'eau mais pas moi"... Après les makrouts tu me dis la galette kabyle. Tu laisses apercevoir au passage ton village perché tout en haut de la plus haute montagne et où, la première fois que tu y es retournée, le tournis t'a rendue malade. Tu dessines, dans l'air vibrant de midi, la route de Bejaia jusque chez toi, ses virages, ses lacets. Tu me fais entrer dans le hameau "le dernier, après y a plus rien, que des rochers et des chèvres" et tu reprends tes récits gastronomiques, gonflée de cet air épuré des hauts sommets kabyles, à la saveur sèche de roc et qui laisse sur les lèvres un peu de poussière de sable.

Un temps s'écoule. J'écoute le couscous algérien "nous, on fait le couscous rouge, la sauce elle est rouge" ; "ces quantités, c'est pour trois kilos de semoule". Tu mentionnes au passage le couscous marocain, très différent "eux ils mettent la carotte entière, le légume entier, ils te servent comme ça, les légumes autour de la semoule et à côté le bouillon dans un bol, le bouillon il est jaune, pas comme nous. Chacun sa manière". Alors, comme le plus beau des présents dans l'ordre des offrandes, tu entames le chant de ton chef-d'oeuvre : les boulettes. Et là, j'ai compris qu'en face de moi, il y a une très grande dame dépositaire de grands savoirs. Persil, menthe, coriandre, oignons... Epices, faitouts fumants, tomate, piment... Tu refais entièrement devant moi le plat que tu as servi la veille. On entend beaucoup de tendresse dans ta voix lorsque tu ajoutes dans ta semoule de blé une mesure d'orge, "ça, je mets pour mon mari, il aime ça, il dit que c'est le goût du pays, alors j'en mets toujours un peu, pour lui". Quelques personnes qui ont eu la chance de goûter les boulettes viennent dire que c'était là, en effet, une expérience rare. Mais un seul homme, destinataire d'un message caché aux non-initiés, aura senti "le goût du pays".

Aurais-je dû enregistrer ces recettes orales saturées de goûts, de vapeurs odorantes et de parfums ? Devais-je plutôt me contenter de ce moment d'exception, de sa plénitude, de son offrande et de sa fugacité ? Je te remerciai et je suggérai que j'aimerais bien apprendre. Tu souris gentiment, timidement. La conversation roula sur nos manies de cuisinières. Pas plus toi que moi, nous ne tolérons d'autres personnes autour lorsque nous sommes aux prises avec la matière pour en faire de la nourriture. Cela nous fit rire. Tu me parlas de ta fille, cuisinière dans un restaurant de la ville, où parfois tu fais la plonge. Je pense à tes nobles mains dans l'eau de vaisselle et ça m'attriste.

Aziza, tu ne devrais toucher que la semoule blonde, le sucre délicat, la tomate fondante et les herbes sauvages.

Nous nous sommes dit au-revoir à la fin du pique-nique, nous avons remercié, nous nous sommes congratulés, je me suis tournée vers toi, Aziza, je t'ai dit "au plaisir" et tu as répondu "Inch'Allah".