Seul un bon vieux calembour bien arrimé à la perruque peut sauver l'humeur présente de la taulière, laquelle est d'un noir d'encre. Et en dessous rumine une grande colère.

Aujourd'hui, mes bien chers cerfs, mes bien chères frayeurs, le joyeux groupe des choristes dont il a déjà été abondamment traité ici, avait sa deuxième date de concert à la Résidence... Oups, j'allais dire le nom !

Il s'agissait de chanter, un peu avant l'heure du goûter, devant un public de personnes "de plus de 60 ans très dépendantes" comme on dit pudiquement, dans un établissement portant le label cantou (l'acronyme développé est complètement idiot, déjà ça donne le ton - quant à mériter le label, ça reste à voir ; une deuxième visite s'imposerait, mais brrrrrr).

Ne nous payons pas de mots : une quarantaine de résidents hébétés ; parmi eux, deux ou trois personnes dont le niveau de conscience le disputait à la navrance affichée d'être ainsi posé-e-s en rang d'oignon, chacun-e en train de plus ou moins sombrer au fond de son fauteuil parfois roulant (très bien les fauteuils au demeurant, chrome et noir, toute la techno, silencieux intégré, là-dessus ils sont au top).

Ce public captif était amené, l'un-e après l'autre, par un jeune gars plein d'entrain qui devait aller chercher chaque personne dans sa chambre à l'étage (trois, les étages) et la "rouler" jusqu'à la salle commune (comment appelle-t-on cet espace d'ailleurs ? Le grand salon ? Le préau ? La "pièce rafraîchie", comme en 2003 après la catastrophe caniculaire ? Le rack de stockage ?). Bref : tout seul, le gaillard, pour réaliser son convoi... Il est vrai qu'on est dimanche de Pâques et que le reste de l'humanité ne peut pas être à la fois en train de chasser les oeufs et de masser les vieux.

Au fur et à mesure de l'installation des pensionnaires, les yeux de la taulière se remplissaient de compassion et ses narines d'une odeur violente, ammoniaquée, qui ne devait rien à un pipi récent, intempestif et individuel (ça peut arriver à tout le monde), mais tout à la macération collective d'urine au fond de plusieurs couches non changées depuis au moins six heures. Les vêtements étaient visiblement sales, non pas tachés mais lustrés, ou ternes, ou les deux, avachis eux aussi, jamais repassés. L'état de somnolence générale résultait très probablement d'une très légère addition médicamenteuse (rien de bien méchant : juste pour tranquilliser).

Ils chantèrent donc, les choristes dont l'une n'avait jamais autant souhaité être éphémère, au milieu d'un silence parfois interrompu par la récrimination aigre d'un-e pensionnaire désorienté-e qui ne comprenait pas pourquoi la télé était éteinte (à notre arrivée, tous branchés sur France 2), et les protestations véhémentes d'une voix éraillée à la limite du rot, dont on comprit à la fin du récital qu'elle provenait d'une personne hors d'âge, légèrement momifiée, et qu'on avait calée, sur son chariot semi-couché, derrière le plus gros pilier de la salle, ce qui de facto lui interdisait d'en profiter. Gros préjudice pour cette dame qui avait, elle, le corps empêché mais l'oeil vif et ne vit rien du spectacle, alors que la rangée de devant pionçait en rythme.

Elle avait aussi de l'oreille, cette contestataire. Notre chef de choeur, gentiment, annonça la chanson suivante : "... intitulée "Tu verras", vous allez voir, ça parle d'amour". Aussitôt un "Ssssaaalaud !" fusa, très net, de derrière le pilier et fut réitéré mezza voce tandis que le jeune préposé se précipitait pour faire taire la groupie dépitée.

Les choristes se taillèrent pourtant un succès planétaire de bras agités, bien qu'on ait apparemment supprimé les briquets dans les maisons de retraite, avec l'encore plus inoxydable "Amant de Saint-Jean" qu'on resservit au rappel (personne ne nous avait rappelés, mais il faut savoir interpréter les regards). Trois résident-e-s chantaient avec nous, plaisir du partage, émotion de voir ces personnes se souvenir aussi bien des paroles, au demeurant simples, alors que la plupart d'entre nous chantent encore les yeux rivés sur leurs livrets.

De quoi donc est faite la colère de la taulière ? Du déni de dignité infligé à ces personnes en fin de vie, remisées et intégrées hors de leur volonté dans un quotidien "médicalisé" mais surtout dans une routine de protocoles sans humanité (alors qu'il est certain que le personnel fait le maximum et que les effectifs sont notoirement insuffisants : l'absence de change et de toilette en atteste). De la conviction qu'il faudrait évacuer complètement l'approche française, laquelle entre dans la question du grand âge et de la dépendance par un biais exclusivement médical et, dans le meilleur des cas, par le nursing, mais pratiqué à la va-vite (ce qui est une contradiction dans les termes), et y substituer une exigence non négociable quant à la formation des personnels - a minima - et des choix budgétaires enfin courageux, à commencer par la sélection de couches de qualité et un peu d'imagination pour l'aménagement des parties communes.

Ce qu'il faudrait aussi : laver, changer ces personnes autant que nécessaire pour que jamais ellils ne soient repoussant-e-s. Veiller à ce que les vêtements soient impeccables (mais on vous dira que c'est aux familles d'y veiller - quand elles existent). Les coiffer, couper les cheveux, maquiller à la demande. Stimuler plutôt que médicamenter. Ceci, pour que chaque résident se sente au mieux de son aspect, même s'il semble n'en être pas conscient.

Et puis, ne plus mélanger les résidents autonomes et les autres (allez donc passer seulement une journée : non, juste une après-midi, en compagnie de personnes totalement dépendantes, pour voir), autre décret franco-français, comme ceux sur la mixité, le mélange, l'intergénérationnel, etc. : de la théorie élaborée au sein des commissions institutionnelles et qui, frottée au réel, ne tient que rarement la route.

Ceci est un point de vue de simple citoyenne, de femme aussi. Une affirmation de bon sens contre une flopée de justifications administrativo-médico-économico-de mes deux, qui ne servent qu'à déguiser l'impuissance collective et individuelle, et la non-volonté politique, décidément bien portée depuis trop longtemps.

Pour finir, la taulière se réserve de retourner faire une ou deux incursions à la Résidence... Oups derechef !! pour voir si dimanche était un jour d'exception. Pas besoin d'une valise d'outils d'analyse : un bon pif et des lunettes propres suffiront.

Pour ce qui est d'aujourd'hui, ayant chanté en apnée pendant trente-cinq minutes, la taulière déclina poliment l'offre de rester pour le goûter, abandonnant lâchement à ses co-choristes le soin de la représenter, et se rua dehors pour respirer la quiétude humide, froide et salutaire de la jolie rue perchée qui la ramenait au centre ville. Mais l'odeur, voyez-vous, elle vous poursuit, imprimée au fond de vos sinus avec sa signification de misère, et il semble encore la sentir là, ce soir.

Pourtant, intermède violent et salutaire, entre le spectacle choral et ce dimanche soir : la taulière sort du cinéma où elle a vu "Tom à la ferme" du Québécois Xavier Dolan.

Les pitcheurs insatiables de toute la presse ont prévenu le spectateur que "Tom à la ferme" raconte l'histoire d'un jeune créatif de pub montréalais qui se pointe chez les bouseux pour assister aux funérailles de son amant, mais qu'arrivé là-bas personne ne sait qui il est, sauf le frangin du mort avec lequel s'instaure, je cite, "une relation toxique". Je ne déflore rien du tout, c'est écrit partout. Et c'est dramatique.

"Tom à la ferme" est un film radical, sacrément bien construit, dont la démonstration est carrée autant que le climat du film est tordu. Il n'était donc nul besoin d'annoncer cette "relation toxique" puisque Dolan l'installe dans le paysage de son film de manière immédiate, dès le début, à la manière d'une scène d'exposition théâtrale (non, je ne raconte pas la scène) mais très intelligemment à partir d'une présence corporelle puissante (non, je ne raconte rien). De fait, entre ceux qui dévoilent la fin des films et ceux qui en brisent le principal ressort, si on veut s'enchanter au cinoche aujourd'hui faut arrêter de lire les journaux trois semaines avant d'y aller.

Alors, puisqu'on en parle partout, et que la critique est plutôt globalement chaleureuse, la taulière ne résiste pas au plaisir narcissique d'ajouter son petit grain de sel perso. Si vous allez voir ce film, ce que je vous recommande, il vous faudra passer sur un esthétisme parfois envahissant (mais sauvé, chaque fois, par une trouvaille cinématographique remarquable). Regretter l'omniprésence de Dolan, metteur en scène et acteur principal, qui s'est filmé avec une complaisance incroyable, il n'en a jamais assez ! Au demeurant, il est beau gosse. Apprécier la performance ciselée de Pierre-Yves Cardinal, sacré monster justement primé.

Deux scènes à déguster : le retour de Tom, après qu'il a cherché à s'échapper (début du film). La voiture est filmée de face lorsqu'elle arrive au ralenti sur le chemin d'accès à la ferme. On ne voit pas Tom au volant, la voiture semble avancer de proprio motu. Jamais véhicule n'a paru aussi fourbu, jamais objet roulant n'a autant incarné l'acceptation, le renoncement, jamais mouvement de caméra n'a aussi bien illustré la défaite.

Et puis la longue scène avant-finale du bar, où Tom écoute le récit du barman sur des événements dramatiques passés (non, je ne raconte rien). Dans ce film où l'homosexualité, constamment mise à mal, niée, recalée au chapitre des relations, n'existe qu'en ce qu'on refuse de l'admettre, cette scène tranquille est comme une respiration, une prise d'air. Que Tom puisse dire au barman, paisiblement, qu'il est venu à des funérailles parce que "mon chum est mort", et que cette déclaration soit reçue avec une telle empathie, sympathie même, repose du reste du film qui ne laisse pas souffler. Dans cette scène en forme d'accalmie, Dolan réalisateur a filmé Dolan acteur avec une sobriété qui fait oublier le reproche précédent : plan frontal, lumière impeccable, jeu d'acteur hyper étudié mais d'une fraîcheur totale : bravo l'artiste.

Dolan dit dans une excellente interview de Télérama qu'il a voulu montrer que l'intolérance entraîne la violence. Il a aussi montré que la violence en la matière, comme ailleurs, est inopérante.

Bon film ! Sinon, pour illustrer le premier sujet de ce billet, lecture conseillée : "Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire", de Jonas Jonasson. On souhaite la même balade aux pensionnaires de la Résidence... Ooups, bon sang, j'allais encore dire le nom.