"Pour se promener dans les airs, il n'est pas nécessaire d'avoir l'automobile la plus puissante, mais une automobile qui, ne continuant pas de courir à terre et coupant d'une verticale la ligne qu'elle suivrait, soit capable de convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale. De même ceux qui produisent des oeuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité semblable à un miroir, de telle sorte que leur vie, si médiocre d'ailleurs qu'elle pouvait être mondainement et même, dans un certain sens, intellectuellement parlant, s'y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant (*) et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété. Le jour où le jeune Bergotte put montrer au monde de ses lecteurs le salon de mauvais goût où il avait passé son enfance et les causeries pas très drôles qu'il y tenait avec ses frères, ce jour-là il monta plus haut que les amis de sa famille, plus spirituels et plus distingués : ceux-ci dans leurs belles Rolls-Royce pourraient rentrer chez eux en témoignant un peu de mépris pour la vulgarité des Bergotte : mais lui, de son modeste appareil qui venait enfin de 'décoller', il les survolait".

(*) C'est moi qui souligne.

Au début de "A l'ombre des jeunes filles en fleurs", le Narrateur, qui fait ses premiers pas dans le monde - les réceptions chez les Swann constituant le brouillon d'autres dîners, plus huppés, à venir - entend annoncer juste derrière lui, au moment où il pénètre dans le salon Swann, le célèbre romancier Bergotte. Il s'ensuit une de ces scènes dont Proust est gourmand : il s'y montre peu à son avantage (et se sert de lui-même comme ressort comique), jeune homme un peu gourdiflot, ne connaissant pas les usages et paralysé par l'apparition de son idole littéraire : "Ce nom de Bergotte me fit tressauter comme le bruit d'un revolver qu'on aurait déchargé sur moi (...)", encore que la personne de Bergotte "corps trapu, rempli de vaisseaux, d'os, de ganglions, du petit homme à nez camus et à barbiche noire" ne correspondît en rien à celle qu'avait imaginé pour lui le Narrateur ("doux Chantre aux cheveux blancs") à partir de son style et de son oeuvre.

Bergotte est l'archétype de l'écrivain, l'écrivain absolu. Comme presque tous les personnages de La Recherche, il est un composite de plusieurs modèles, mais on s'accorde à penser qu'Anatole France a fourni la majeure partie de l'architecture bergottienne.

L'apparition de Bergotte, outre qu'elle procure à l'auteur l'occasion de développer une de ses fameuses analyses sur la perception, annonce les pages fondatrices de la théorie proustienne sur l'élaboration artistique, théorie complètement développée et menée à son terme, mais incise, incluse et parfois sous-jacente comme un filon métallique recuit dans la roche, au milieu des deux mille pages de La Recherche. En-deça, au-delà ou même dans un plan différent des morceaux sempiternellement cités de la madeleine, des clochers de Martinville ou des pavés disjoints de la cour Guermantes, l'image de l'écrivain Bergotte survolant les mondains dans une petite machine volante, une sorte d'ultra-léger motorisé - ou même, avec le bénéfice du silence, un planeur - figure l'un de ces innombrables avatars de Proust le transformiste, porteur de multiples costumes ou défroques, qu'il passe ou abandonne avec le brio qu'on sait pour donner le spectacle en traînant sa lourde valise, sans un jour de relâche, au long des faubourgs aristo parisiens et des plages normandes, et qui sont d'aussi formidables modèles que les personnages de la Comédie Humaine, en même temps que la cause d'un des plus grands et plus durables malentendus littéraires : Proust serait illisible, un écrivain mondain inintéressant et maniéré (dans ce registre, il est aussi victime de l'immanquable homophobie larvée de ses "non-lecteurs"), pire : daté et surtout, sans profondeur.

Or, les dix lignes citées ci-dessus (une demi-page dans le livre) constituent bel et bien un manifeste littéraire moderne, une de ces déclarations fortes, voire définitives, qu'a égrenées Proust dans la Recherche : à propos de l'art en général, de la littérature en particulier, et qui font de cette oeuvre au moins autant un essai très novateur sur le processus universel de la création, qu'une auto-fiction. Cette page sur Bergotte, pendant de celles consacrées à Elstir pour la peinture ou à Vinteuil pour la musique, forme l'un des trois "pieds" de la théorie proustienne sur l'art.

Tout y est, en premier lieu deux obsessions récurrentes chez Proust : d'une part l'idée de reflet, non pas en tant qu'image immobile (ou l'image de cette image, sorte de procédé à visée exclusivement esthétique) mais comme processus de création (1). D'autre part, inséparable de cette mise en oeuvre du miroir, l'obligation morale que s'imposera le Narrateur, dès la naissance de La Recherche ou même dès la formulation, encore très embryonnaire, de son projet et de ce qu'il se proposait d'y inclure et jusqu'aux dernières lignes écrites la veille de sa mort, de réussir à dégager des lois humaines générales à partir d'anecdotes ou de "types" dont on est toujours tenté de faire défiler la collection : Basin de Guermantes, noble "de la plus ancienne race" bouffi de préjugés, con comme une valise mais hôte délicat ; le "queer-baron" Charlus, esthète blafard et poudré, aux colères épiques et à la sexualité torturée ; Françoise, la domestique sans âge, rustique et fragile comme une ancienne dentelle jaunie mais pure et dure comme le diamant ; l'ancienne cocotte Odette Swann, qui a fait un beau mariage mais ne parvient jamais à gommer entièrement son passé ; Bloch et Legrandin, deux faces d'un même snob que Proust agite comme deux marionnettes ; les inénarrables Verdurin et le défilé des cliques de fins de race aux patronymes prestigieux ou de roturiers parvenus rôdant autour des cabinets ministériels et surtout, l'un de mes préférés, le diplomate Norpois, barbifiant concentré de poncifs, équipé pour râcler le fond des océans de lieux communs et ramener, de cette pêche en eaux profondes, des palanquées de phrases creuses dont on imagine que Proust a dû sacrément se fendre la poire en les écrivant, Norpois que Bloch, jamais en retard d'une vacherie, affirme avoir vu arriver du fond d'un salon comme s'il était monté sur roulettes...

Cette farandole de figurants aux "bobines d'impayables gagas", actionnée par Proust, espèce d'interprète fou, habité, wagnérien, qu'on imagine assez, trépignant debout sur les pédales et les quatre claviers d'un orgue sophistiqué, est au moins aussi puissante et efficace que les personnages de Balzac pour incarner une Comédie Humaine qui prendrait en quelque sorte la suite de l'autre, la prolongerait, voire la rendrait immémoriale.

Mais tandis que Balzac nous entraîne dans une maléfique Foire du Trône, nous bouscule et nous jette dans un train fantôme impitoyable où des éclairs nous projettent tantôt la sombre face de Vautrin comme signifiant du mal absolu, tardivement éclairée de l'intérieur par son amour pour Rubempré, tantôt la sinistre danse des ambitieuses petites duchesses, nées Goriot, perdues dans leurs petites dettes, le veule Lucien Chardon en mal de titre et Rastignac le futé, qui parviendra ; tandis que se croisent les innombrables embranchements des cousinages de province où se trouvent aussi quelques génies ; que naissent et grandissent en scélératesse des voyous enfin devenus généraux et des générales syphilitiques, chacun-e illustrant à son heure, avec force et démonstration, qui l'envie, qui la cupidité, qui l'intrigue politique, jusqu'à nous essouffler et nous obliger parfois, à notre grand dam, à nous reconnaître ici ou là... Tandis que se perd dans la nuit parisienne encore mal éclairée cette pittoresque et grimaçante farandole d'humanité, c'est, à cheval sur deux siècles, à une autre commedia, ou plutôt à un spectacle intimiste que nous sommes conviés.

Marcel Proust, posté négligemment à l'entrée de son hôtel particulier, impeccable avec son plastron glacé, à la boutonnière un frais camélia, nous tend simplement, avec urbanité, deux doigts d'une blanche main qu'il semble égoutter, pour nous attirer à l'intérieur d'un salon un peu étouffant, trop garni d'étoffes, trop plein de fleurs aux odeurs tubéreuses, mais houssé, vide et silencieux (peut-être au loin la battue rythmée d'un tapis à la fenêtre sur cour, contredite par un fugace arpège). Il nous fait asseoir face à un un miroir qui est comme la lanterne magique de son enfance, s'assure de notre confort et va se donner tout le mal de brasser devant nous son humaine comédie pour nous en faire apparaître les saynètes qui sont comme autant de variantes de la même question chuchotée : "est-ce ainsi que les hommes vivent ?"

__
(1) Le conte d'Ozalide (un des contes d'Ozalide) dans la deuxième partie de la République de Mek-Ouyes, de Jacques Jouet, deuxième partie intitulée "Redivision de notre sphère", illustre avec élégance, préciosité et une grande exactitude, ce processus. On y voit Ozalide, mystérieux personnage de femme multiple et indivisible, se livrer avec d'autres artistes à une compétition picturale sur les murs d'un palais pour le compte d'un sultan, ou autre émir. Tandis que les peintres rivalisent d'invention, Ozalide, sur sa part de mur, se livre à un exclusif travail de polissage, mais alors, un travail infini, dont la minutie n'a d'égale que la réussite du procédé : le mur, resté vide, devient lisse et capture la lumière : il va dès lors refléter l'oeuvre d'en face, en lui ajoutant ce qu'on imagine de lueur lactée, de profondeur, d'irisations. Cette non-peinture exemplaire m'est apparue comme absolument symétrique du reflet proustien.