Visiter les jardins familiaux de Saint-Etienne avec Alberte Lagrinche, fidèle et parmi les plus distingué-e-s de nos (ouli)potes, c'est la garantie de rapporter au minimum un bouquet de bons mots, de matériaux littéraires (oulipiens, forcément oulipiens), de pistes de recherches tous azimuts...

C'est aussi, avec les poètes du Nord et du Cotentin réunis, la possibilité de confronter nos territoires poétiques et l'on pourrait alors dresser, à la manière de Sei Shonagon (1), la "liste des choses qui..." : ressemblent, diffèrent, rappellent ou au contraire dépaysent, étonnent, par comparaison ou opposition à notre périphérie habituelle.

C'est la raison pour laquelle il est important qu'Alberte et la Jardinière se souviennent de se sudiser régulièrement, considérant tout le bien que ça fait, ces colloques, surtout s'ils sont couronnés, si l'on ose cette formulation légèrement zeugmatique, d'une bouteille de Bardolino et sachant qu'un gîte d'étape est toujours ouvert ici, entre Armes & Cycles...

Hier, Alberte, la Jardinière et la taulière se promenaient donc (avec de petits ahanements dus à la raideur de la pente), le long de la rue Alfred Colombet, laquelle grimpe et serpente, mais sans hésitation, vers ce qui n'est déjà plus la ville et déjà beaucoup la nature, parmi ces petits territoires jardiniers du sud-ouest de la ville, chacun obéissant à sa propre logique locale, chacun affilié à une association différente : ici les Jardins Familiaux de Montferré, là ceux des Mineurs du Site Couriot, plus loin Tardy I et II...

A chaque pan de colline s'accroche une (petite) partie des quatre mille parcelles que compte encore l'agglomération stéphanoise, les unes terrassées pour une culture plus aisée, la bonne terre maraîchère calée par divers matériaux de récupération : à l'entrée de Montferré, par exemple, un panneau indiquant "Collège du Portail Rouge - Administration - Vie Scolaire - Intendance" ; les autres, rayées des lignes de semis dans le sens de la pente ou par le travers, mais toutes agrémentées des fameuses cabanes de guingois signalées par Jean-Christophe Bailly déjà maintes fois cité ici.

Au fait, pourquoi ne pas s'en resservir une tournée ? "(...) la cabane en effet étant le point d'ancrage : non seulement local où ranger les outils mais aussi, grâce à l'appoint d'une petite tonnelle de préférence un peu fatiguée, d'une table et d'un banc (avec souvent, je ne sais pourquoi, un morceau de miroir cassé installé près de la porte), lieu où accueillir le soir quelque ami avec qui boire un verre, ce modèle réduit de sociabilité, qui ricoche de parcelle en parcelle et d'un groupement à un autre étant justement ce qui confère aux jardins ouvriers cette allure de zone franche peut-être pas rebelle, mais tout au moins dédouanée, affranchie qui, sur les franges de la ville, entonne un chant très léger, peut-être en train de disparaître."(2)

Les cabanes de cette colline-ci, parmi les plus abîmées, "tiennent" par arrimages improbables à de faibles points : plaque de ciment plantée dans le sol, arbre maigrelet, terrasse précaire, bout de rail ou poteau de béton renversé ; leurs toitures, pliées au point de rupture voire effondrées, croulent parfois de manière paradoxale sous les éléments de consolidation ; un "escalier" fait de tuiles de récup calées par de vieux bastaings, tente de donner un peu de confort à l'allée de descente.

Avec la Jardinière nous procéderons, au fil de la balade, à l'une de ces petites révisions botaniques dont on ne se lasse pas et qui recommencent chaque fois, puisque, entre temps, l'oubli des noms même vulgaires, sans parler du latin, auront rendu les plantes au mystère de leur anonymat. Au moment d'écrire ces lignes subsiste l'image d'une somptueuse clématite montana peut-être Giant Star, dont tous les sites de jardinerie affirment qu'elle est rosée, mais que nous avons vu virginalement blanche, croulant sous la floraison ("très volubile", dit notre Jardinière), courant au long d'une cabane de bois noirci et s'apprêtant à décorer un arceau posé au-dessus de la barrière d'entrée de la parcelle. Le locataire d'icelle, non content(e?) d'offrir cette profusion aux promeneurs, n'hésite pas à disposer devant son portillon un guéridon métallique sur lequel deux pots de géraniums commençants supportent ce petit libelle décoratif : "Bienvenue dans mon jardin".

Nous rencontrerons trop souvent la regrettable renouée du Japon, tueuse cherchant l'eau et la trouvant hélas en abondance sur la pente de Tardy II où un ruisseau naturel parcourt les parcelles et, une fois remplis les tonneaux bleus toujours débordants, lui offre toute l'humidité nécessaire à son inquiétante prolifération.

Nous en étions là de nos observations végétales et la taulière avait bien déjà répété une trentaine de fois le mot "parcelles", lorsque notre Alberte Lagrinche, demeurant un peu en arrière, la pose méditative (ce qui annonce généralement l'élaboration d'un machin : distique aérien, début de sonnet, citation délicieuse et savante ou alors, quand l'oeil frise et prend sa couleur déconnante, la fabrication d'un calembour à la charrue ou de toute autre blague qu'il faut parfois aller chercher loin).

"MROUSTE : Maraîchage, Repiquage et Oubli Urbain à St-Etienne", énonce alors Alberte, docte, les mains dans le dos, continuant sa marche égale.

Hein quoi s'épatent taulière et Jardinière.

- Ben oui : parcelles, parcelles, parcelles... Alors : "Parcelles M.R.O.U.ST.E." (3) !

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(1) Sur dame Sei Shonagon et ses Notes de chevet, voir la jolie page de Castalie
(2) Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement - Voyage en France, "Légers jardins, à peine".
(3) Georges Perec : "Longtemps je me suis couché par écrit - Parcel Mroust" (Espèces d'espaces)