C'est à Blan (Tarn), un village pas même un hameau modeste agglomérat de maisons peu anciennes et sans personnalité, que s'enracinerait, si l'on se place du point de vue de certaines (incomplètes) recherches généalogiques effectuées par une lointaine parente, l'une des deux branches maîtresses de notre arbre familial.

Lorsqu'on regarde, sur Google, les images de Blan où Louis S. retournait la terre vers 18.., on a du mal à imaginer, même en plissant les yeux, ce qui pouvait bien occuper ce lieu sans relief traversé d'une petite route plate où demeurent quatre maisons et une assez jolie église, et que prolonge la grande plaine du Lauragais colonisée par les céréales. Déjà du blé peut-être, une de ces robustes variétés anciennes qu'on cherche aujourd'hui à ressusciter et qui devait pousser à force sur des terres ingrates nécessitant d'abord un épuisant essartage. Nulle bâtisse imposante, monolithique, peu percée de petites fenêtres, grosse ferme presque château-fort telles qu'on les voit encore semées parfois en Occitanie sur de modestes éminences ; nul sommet remarquable, ni fleuve ni gorges. Aucune abbaye, pas de grands combats féodaux, sauf si Roland y fit halte avec ses Francs, avant d'aller tomber sous les Vascons à Roncevaux et qu'il joua dans la plaine à blé, après s'être servi en ravitaillement, un petit air d'olifant, manière de remerciement.

A Blan, à peine au-dessus de Castelnaudary et non loin de Castres, proche aussi de Toulouse, naquit donc, en 1779, Louis S., "cultivateur", tandis qu'à des centaines de lieues de là un certain Joseph V. n'était pas encore tout à fait capable de soulever les blocs de pierre dont il fit plus tard métier de les tailler, c'était à Vareilles en Saône-et-Loire, il avait cinq ans.

Vareilles, entre La Clayette et Saint-Christophe-en-Brionnais, siège du célèbre et international marché aux Charolais, n'a rien à envier à Blan, en fait d'anonymat. Un autre berceau rural, situé presque aux marches du Nord si l'on regarde depuis Toulouse.

Comment ces deux compères, aussi éloignés l'un de l'autre et qui ne se connurent point, firent-ils ensemble souche pour aboutir - entre autres - à celle qui écrit ici ce soir ? L'histoire est très banale. Ce qui la rend exotique aux yeux de la taulière, c'est ce morceau de Sud, ce pied de Pyrénées qui va porter sa graine dans la fine argile dombiste, c'est ce quart de France parcourue, déjà un signe de nomadisme, et qui explique peut-être l'attirance invincible et jamais entièrement satisfaite de la Jardinière pour les terres cathares (sera-ce pour cette fois-ci ?).

Louis S. vécut cinquante-trois années, ce qui n'est pas si mal pour une fin de dix-huitième siècle. Il eut en 1805 un fils nommé Jean-François qui devint charpentier.

Ce Jean-François S. devait fatalement entreprendre un tour de France de compagnonnage. A Saint-André-de-Corcy (Ain) il rencontre une certaine Françoise G. dont on ne sait rien d'autre. Ensemble ils ont Marie-Antoinette, qui vécut jusqu'en 1916. Ayant fait souche modestement, Jean-François S., originaire de Blan, arrêta son supposé tour de France à Saint-André car il s'y établit et s'y éteignit en 1863.

A Vareilles, Joseph V. eut lui aussi un rejeton, bien qu'il ne soit fait mention d'aucune mère (pour troublant que soit ce vide dans les archives, elle exista forcément !). Le tailleur de pierre ne vit pas son métier repris par le fils, Claude V., qui devint charron (peut-être pour transporter les pierres de papa, un genre de holding familiale d'époque ?).

Claude V., charron, et Claudine N., cultivatrice, firent Pierre. Tiens, un deuxième charpentier dans l'histoire, en 1824.

De Vareilles, ce Pierre V. se déplaça lui aussi mais modérément (un peu moins de vingt lieues) pour aller découvrir les charmes de Marie-Antoinette S. et finit pareillement ses jours à Saint-André-de-Corcy, ce qui prouve que l'amour mène les hommes un peu loin de chez eux (mais pas trop), ou que les filles de Saint-André préféraient les étrangers aux "ventres jaunes" locaux (1).

Pierre V. (40 ans, originaire du Charolais) et Marie-Antoinette S. (25 printemps, dombiste par le Tarn) eurent un gaillard qui se trouve être notre grand-père, Antoine V., deuxième du nom et nanti de douze frères et soeurs. Voici donc les Tarnais indissolublement noués aux Dombistes, nous sommes en 1860 et quelques.

Devenu boulanger, Antoine, deuxième du nom depuis 1864, eut trois enfants : Joseph (en hommage à son bisaïeul), Eugénie et Gabriel V., un petit dernier arrivé en 1902 et fort choyé par sa man-man. Une photo du fournil familial montre Gabriel en robes, comme il seyait aux garçons de bas âge, sur les genoux de la robuste Caroline C., notre grand-mère.

Gabriel V., notre père, qui ne voulait pas être boulanger, mais comptable et ne fut ni l'un ni l'autre, cuisina toute sa vie de belles sauces veloutées et goûteuses auxquelles le nom de ce blog est indiscutablement un hommage, et plein d'autres bonnes choses.

Il nous disait parfois, d'un air mi-blagueur mi-pénétré de son importance, que sa famille était originaire d'Albi ("Nos ancêtres, c'étaient des Albigeois, des hérétiques" - ou c'est la taulière qui a inventé ce dernier détail au passage). Ce n'était faux que d'une centaine de kilomètres.

Mais ce qui est certain, c'est que sa grand-mère, qu'il a connue jusqu'à ses grands quatorze ans, lui a forcément parlé du village de Blan, dans le Tarn, d'où venait sa famille - et son nom. Peut-être qu'elle a dit "Albi" pour donner, d'un coin aussi éloigné, une référence un peu plus connue.

Un habitant de Blan porte encore aujourd'hui le nom de S., notre commun ancêtre tarnais, patronyme qui figure ainsi dans les "pages blanches". La Jardinière pourrait presque aller le saluer en remontant des terres à cassoulet. Elle lui dirait : "Un tailleur de pierre de Vareilles, dont je porte le nom, a eu un petit-fils qui a rencontré votre lointaine aïeule dans mon presque village natal. Mon oncle, embrassons-nous !"
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(1) Ventres jaunes : "bouffeur de maïs", selon l'une des deux explications folkloriques de cette appellation un peu péjorative. Les Bressans (au sens large du terme, jusqu'aux étangs de la Dombes), consommaient la soupe de gaudes (farine de maïs jaune foncé). Cette bouillie couleur d'ocre, clapotant doucement dans la marmite, nous était servie de temps à autre par Gabriel, qui savait la cuire. Il la mangeait accompagnée de lait froid qu'il versait directement dans l'assiette sur la bouillie dorée. Pour nous, les enfants, le sucre cristallisé dansait sur la surface de l'assiette où "les gaudes" avaient "fait la peau". La taulière donnerait cher (enfin, pas trop, c'est tout de même pas du caviar) pour retrouver la saveur de cette assiette hivernale qui tenait au corps et surtout, la sensation du sucre crissant sous la dent et fondant au coeur de la bouillie chaude au goût réconfortant, qu'elle attaquait par petites cuillerées pour conserver le plus possible la délicieuse "peau".