Avis aux non-lecteurs de Proust : la lecture de La Recherche peut être encyclopédique. Mêlées aux intrigues qu'enroule et tisse notre Narrateur en attachant chaque fil générationnel à celui qui fera ressurgir, vingt ou trente ans plus tard, un même personnage jouant deux rôles dans deux moments différents de l'oeuvre, et en parallèle avec ce travail littéraire, se trouvent nombre de notations qui ont parfois tout à voir avec l'essentiel du roman (exemple : l'affaire Dreyfus), parfois moins : cours des saisons et végétation, modes bien sûr, les modes étudiées de si près par Proust qu'il "envoyait" parfois chez telle duchesse uniquement pour connaître le nom d'un détail de poche sur un paletot... Mais aussi questions sociales et politiques. La Recherche est une précieuse revue de presse, une année d'abonnement gratoche au Figaro et au Gaulois.

En relisant A l'ombre des jeunes filles en fleurs, quelques pépites découvertes ici ou là :

Ainsi des saints de glace. La taulière déconseille d'ailleurs la lecture de l'article correspondant sur Wikipédia : migraine assurée pour comprendre quelque chose à cet entrelacs de croyances et de dictons aussi variables que la météo censée les supporter. Enfin, bon, tout le monde aujourd'hui s'accorde à les situer entre le 12 et le 15 mai. Eh bien, pas chez le père Proust, qu'on peut critiquer pour beaucoup d'approximations, mais qui reste tout de même assez exact pour ces petites choses de la vie et en particulier pour les phénomènes saisonniers et floraisons associées : "Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des Saints de glace et des giboulées de la Semaine Sainte (...)". Saints de glace en avril, donc, au mieux. Peut-être même fin mars.

Mais l'almanach des jardiniers, vous vous en tapez ? Essayons autre chose.

Des jeunes filles en fleurs, tiens - autrement dit, de la grâce adolescente : "Elles ne sont qu'un flot de matière ductile pétrie à tout moment par l'impression passagère qui les domine. On dirait que chacune est tour à tour une petite statuette de la gaîté, du sérieux juvénile, de la câlinerie, de l'étonnement, modelée par une expression franche, complète, mais fugitive." Regardez vos ados ! Vous serez étonnés de la justesse de cette observation intemporelle. La taulière avoue cependant avoir plongé un instant dans la méditation à la lecture de la suite : "Mais ces gentillesses elles-mêmes, à partir d'un certain âge, n'amènent plus de molles fluctuations sur un visage que les luttes de l'existence ont durci, rendu à jamais militant ou extatique". Militant ou extatique ? se demande la taulière, les yeux rivés sur le miroir tout en se brossant les dents. Elle n'y voit que sa trombine habituelle, et ne sait où la caser. Ou alors a-t-elle, "après des années de traverses et d'orages, le visage d'un vieux loup de mer, chez une femme dont les vêtements seuls révèlent le sexe" ? Sacré Marcel ! Que celleux qui n'ont jamais scruté, sur leur visage, "des ans l'irréparable outrage", jettent dans le puits de l'Appentis leurs mensongers cailloux...

Un petit accès de socialisme vite réprimé, alors, vous plairait-il ? Pour cet auteur contemporain de Zola, mais qui ne fait apparaître le nom de celui-ci (de mémoire) que dans les propos crétins d'une duchesse inculte, comme celui d'un écrivain se vautrant dans la merde (il est vrai qu'il est prudent de lire les opinions proustiennes comme l'énoncé inverse de beaucoup des bêtises qu'il met dans la bouche des Guermantes et alii), la question sociale survient par brefs éclairs mais n'est jamais suivie d'analyses plus fouillées, comme si Proust se disait "laissons cela aux spécialistes". Ces éclairs émettent cependant une lumière crue de scialytique :

"(...) l'hôtel où, les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger)." Si c'est pas du Zola, tiens, moi j'm'appelle Kerviel.

Mais ce qui enchante la taulière, proustophile invétérée (le genre de de bas-bleu qu'il exécrait, mais Proust détestait toutes les femmes, même sa mère qui était une sainte), c'est quand le fin vernis mondain craque et laisse le champ libre à son esprit aiguisé - ô combien - pour une critique assassine de la bourgeoisie de 1900, son propre milieu en fait, dans lequel il a nourri sa rage pendant une vie d'observations anthropologiques continues. Voici comment "le Narrateur" dégaine l'ironie sanglante pour régler son compte à l'antisémitisme ambiant (on rappelle au lectorat distrait que Prou-prou est juif par Mme née Weil, sa maman, et qu'on est en pleine affaire Dreyfus) :

"Souvent nous rencontrions les soeurs de Bloch que j'étais obligé de saluer depuis que j'avais dîné chez leur père. Mes amies ne les connaissaient pas. 'On ne me permet pas de jouer avec des israélites', disait Albertine. La façon dont elle prononçait issraélite au lieu d'izraélite aurait suffi à indiquer, même si on n'avait pas entendu le début de la phrase, que ce n'était pas de sentiments de sympathie envers le peuple élu qu'étaient animées ces jeunes bourgeoises, de familles dévotes, et qui devaient croire aisément que les juifs égorgeaient les enfants chrétiens".

A signaler chez Persée une étude éclairante et bien gaulée sur Proust et la question juive, la relation de Proust à sa judéité n'étant l'objet, tout au long de la Recherche, que d'une approche volontairement ambiguë et brouillée, comme il a brouillé le temps, les lieux, les gens... Bref, retrouver sa route dans le dédale proustien requiert d'y avoir d'abord renoncé.

Une curiosité touristique : prononcer "Izraël" était bien vu dans les années soixante à soixante-dix, ça faisait initié de chez Sciences Po, mais nombre de journalistes de la presse audio-visuelle ayant été critiqués pour cette diction jugée fautive par les vieux auditeurs (des contemporains de Proust, donc - puisque le "s" entre deux consonnes doit rester "s" - on a par la suite pris l'habitude de dire "Issraël".

Allons ! Sans plus chercher à comprendre et sans crainte d'ennui, laissons-nous embarquer, lire et relire La Recherche pour y trouver, outre la très post-moderne (de 1900) théorie sur l'art signalée dans un précédent billet, ces pages où le petit Marcel dézingue à tout va comme s'il quittait à reculons la terrasse du Grand Hôtel, armé d'une mitraillette, et partait en arrosant tout ce joli monde (il devait en rêver parfois), un vrai carnage. Des monceaux de cadavres, comme autant de manifestations de connerie exultante sous le soleil de Balbec ! Bigoterie, ta-ta-ta-ta-taaaa ! Antisémitisme, rrrrrrrrraaa-ta-ta-ta-ta ! Conformisme provincial, snobisme parigot, morgue des aristos, bêtise crasse de cette foule "des bains de mer" dont le sens esthétique est celui d'une huître, ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta ! Lorsque le Narrateur referme cette première parenthèse normande, il ne reste plus grand monde debout.

Une autre fois, la taulière vous expliquera qu'il faut lire et relire La Recherche pour y découvrir l'apparition rigoureusement cinématographique de la merveilleuse Albertine et sa disparition non moins cinégénique, un chef-d'oeuvre dans le chef-d'oeuvre, et apprécier la construction de ce scénario à l'architecture impeccable : naissance, vie et mort d'un amour, étayé par la chair, le coeur et le foie de l'auteur étalés et disséqués pour notre édification, Proust se hissant ainsi à la grandeur du pélican de l'histoire, qui puisait dans ses propres et palpitantes tripes pour nourrir ses enfants.