Il n'est peut-être pas de moment aussi plein de douceur et d'optimisme que celui où, gravissant en ce dimanche matin paisible l'une des rues pentues qui montent "à Tardy", cheminant sur le trottoir à l'ombre des branches de lilas et autres arbustes parfumés qui passent leurs bras vigoureux par les grilles du site universitaire, la taulière s'arrête un instant, émerveillée, pour contempler la façade ensoleillée de l'immeuble d'en face, d'où l'on entend s'échapper par une fenêtre ouverte dite "chien assis", limpides, détachées avec exactitude et une grande maîtrise, quelques notes de clarinette s'égayant dans le ciel vide, profond et bleu. Si pure est la restitution du son, qu'on perçoit distinctement non pas seulement chaque note mais, autour d'elle, l'infime et rauque respiration de celle ou celui qui les souffle, respiration qui est elle aussi une musique, une mélodie intime qui sous-tend l'autre. Spatiales autant que sonores, gratuites et isolées dans ce temps suspendu, ces quelques notes sont une épiphanie.

Kerviel, trader non pas fou comme il veut nous le faire croire, non pas victime d'un système bancaire qui l'aurait broyé, mais bel et bien responsable de ses actes, ayant délibérément choisi de prendre des risques financiers énormes dans le cadre de son activité professionnelle et causé à son employeur une perte abyssale (près de 5 milliards d'euros), a été condamné en première instance puis en appel. La cour de cassation a confirmé la validité du jugement qui lui vaut trois années d'emprisonnement. Après avoir indiqué d'abord qu'il voulait marcher pour réfléchir, faire en quelque sorte retour sur lui-même puis se livrer à la justice ; après avoir rencontré le pape (sans doute pas trop mal placé, le vaticaniste, pour estimer l'affaire dans son aspect financier global), Kerviel veut maintenant s'offrir une entrevue avec le président de la république française. Rien n'est trop grand pour lui (enfin, dans son système de valeurs dont on sait ce qu'il vaut) ! Et puis, tiens, il décide de se soustraire à la justice. C'est alors le pitoyable "pourquoi moi ?", "les autres aussi ils y ont mis le doigt", etc. Culture du déni, de l'excuse permanente, refus de regarder en face ses actes, à quoi donc lui a servi cette "marche" (on se met carrément à douter qu'il ait même mis un pied devant l'autre) ? Repenti !! La taulière est sidérée par l'amnésie collective qui vaut aujourd'hui à Kerviel des soutiens nombreux et variés, les extrémités de la gamme étant constituées peut-être d'un évêque et du leader du Front de Gauche. Et vous verrez que Kerviel ne tardera pas à remettre les deux pieds dans ce système avec lequel, essayant ainsi rien moins que se refaire une virginité, il prétend avoir pris ses distances (nano-distance !).

Mais si l'on imagine bien pourquoi Kerviel atterrit près de Menton en ce dimanche de mai (il n'a pas choisi, le bougre, d'aller marcher dans les Ardennes ou entre Morvan et Aubrac), qu'allait donc faire la taulière à Tardy, vous demanderez-vous ? Eh bien, elle aussi : chanter, pardi !

Depuis vendredi, la fièvre de la scène empoigne les choristes Ephémères et Rubans de Janette réunis pour la gigantesque fête de quartier de Tardy. Hop, les quatre marches de bois derrière le podium, se placer devant les micros, voir l'ingé-son s'évertuer à nous servir au mieux, monter une première fois sur scène le matin pour la "balance", tels des stars blasées ; puis lancer par trois fois nos chants bien calés devant une foule enthousiaste et colorée, essayer de percevoir entre les jambes des copains (oui, parce que notre modestie nous incite à privilégier le dernier rang) les signaux du chef qui dirige d'en bas et dont à peine on voit briller le capo sur l'extrémité de sa gratte ; y aller de tout notre "choeur", voir ici ou là telle copine agiter les bras dans notre direction, reconnaître celles et ceux qui ont fait le déplacement pour nous voir... Le tour de chant terminé, redescendre, aux sens propre et figuré, fendre l'assemblée sous les bravos et les murmures flatteurs, se faire congratuler, offrir à manger et à boire aux stands "pour les artistes", et cela, trois fois durant le week-end en attendant un autre grand spectacle vendredi prochain, eh bien moi je vous le dis, la grosse tête n'est pas loin. Heureusement, les flons-flons vont retomber, le grondement océanique de la foule va se diluer dans la paix de ce printemps finissant, la torpeur de l'été va calmer un peu les ardeurs... Sinon, moi je vous le dis : LA GROS-SE TE-TE !

C'est même dans des moments comme ça qu'on pourrait, en se forçant, éprouver un milligramme de compréhension pour Kerviel.