Voici un moment que la taulière ne vous a pas invité-e-s à l'accompagner à l'aux champs du coin. En cette veille de fête ("facilis ascensus..."), saisie d'une irrépressible envie de junk-bouffe à pas de prix (suite à une saison monastique d'au moins dix jours où elle a baigné dans le légume de producteur, les gâteaux vegan, céréales complètes et autres rigueurs alimentaires), la voici en train de muser au rayon des salades toutes prêtes, des biscuits fourrés indus, et bien décidée à ne pas mettre une casserole sur le feu aujourd'hui. A demain la vertu du cuisiné soi-même avec des produits locaux. Une petite cure de taboulé en barquette, crèmes dessert onctueuses, bien chargées en gomme xanthane et autres sorbate de potassium, ne siérait-elle point ?

Que si que si.

La taulière achète quelques flacons-prétexte de droguerie et fait un détour par les vins en vue d'un repas familial à venir. Elle longe les rayons remplis de l'oxymorique piquette "Vinsobre", un pinard qu'on peut oublier au moment de se constituer une cave, et choisit un rully à l'étiquette, elle, vraiment sobre. Puis se presse mollement vers les caisses.

La mémé rencontrée aujourd'hui ne cherche pas les grinds minches. Elle est moins chenue mais plus râleuse. Elle attend à la caisse devant la taulière.

La conversation s'engage à partir du rituel, maintenant bien rodé, de la fourniture par le client de devant au client de derrière du petit volet de séparation entre leurs emplettes respectives. Selon les canons de la politesse XXIe siècle on doit remercier d'un signe de tête au moins, le "merci" sonore étant le degré supérieur. En 1730 on offrait à priser, maintenant on fournit un bout de plastoc.

Chacune son chariot de course perso (même marque, même couleur, on pourrait s'aligner sur le départ, elle casaque blanche, perruque jaune, moi jean et gris). La mémé en blanc et or parle comme une mitraillette. Elle dit qu'ont changé les caddies (R), maintenant peut plus en prendre, obligée faire les courses avec son chariot à elle. Elle dit tout le monde a pas de voiture. Fais les courses pour la s'maine. Y en a vite pour lourd. P'têt qu'y vont les remettre. Ach'té des fleurs, tiennent la s'maine. Oh mais j'les r'garde bien, je choisis.

La taulière constate avec philosophie que sur le tapis de caisse devant elle se déroule la semaine de la mémé râleuse, riche en produits gras de toutes sortes, rayon traiteur dévalisé, pâtisserie méga-kingsize, pains, fromages opulents, gros sac de fruits (berk, les fruits de l'aux-champs...), biscuits, chocolat fin fourré praliné aux éclats de caramel etc. Elle s'en met pour 118 euros et doit tailler 36. Les chiffres s'inversent pour la taulière, qui, tout en raquant ses 36 euros, trouve, de manière fugitive, que la vie est injuste.

Mais, comme disait la grand-mère d'une copine en coupant la tarte dominicale exprès n'importe comment, avec des parts filiformes et d'autres en forme de quart d'horloge, et répondant aux petits-enfants qui geignaient, pendant la distribution, que c'était pas juste :

- Et d'où que tu as vu que la vie était juste ?