Voici une photo du début des années cinquante.

Regarder longuement la photo, très longuement. Rêver sur ce qu'elle montre, sur qui elle représente, sur le temps fixé ici, sur l'histoire de la famille qui s'inscrit en amont et en aval de ce temps photographique. Déchiffrer chaque détail de l'image, même les plus banals. En s'aidant des éléments enclos dans l'image pour se souvenir de ce qui n'y est pas, reconstruire le décor off dont on se souvient.

Nous voilà déjà largement sortie du cadre.

Situer rapidement l'époque, la ville, le lieu de vie. Un grand appartement avec une immense terrasse entourée d'un muret de ciment sur la partie visible duquel sont posés - juxtaposés, sans recherche - quelques pots de fleurs vides. La terrasse vide, elle aussi, n'offre, dans le coin gauche de l'image, qu'un baquet de zinc de bonne hauteur, qui a sa propre histoire. Par terre, ni carrelage ni dalles. On dirait du ciment brut, ou un aggloméré bon marché de gravillons, une fausse mosaïque. L'image est usée, piquetée, ce qui accentue l'effet de saleté du sol.

Un coin de ciel blanc, surexposé, occupe le coin gauche. Une moucheture sombre pourrait faire croire que quelque chose y vole, mais non.

C'est une petite préfecture jurassienne. La maison, sise Chemin des Princesses, est bâtie en pierre et ciment, dans une facture dix-neuvième classique, avec des fenêtres à linteau plat comme celles des écoles "julesferristes", une belle corniche de toiture en calcaire tendre à quintuple moulure. La terrasse domine les toits voisins. De là, une vue très dégagée à presque 360 degrés : champs, vergers, jardins ; abords de ville, une partie peut-être de la route de Besançon. Des routes secondaires, des chemins ; les collines et les premiers plateaux jurassiens, juste en face, avec leurs crêtes sombres. Rien de tout cela ne figure sur l'image, cadrée serrée sur le groupe des filles. Ou si peu : derrière elles, au-dessus d'un pan de toiture à banales tuiles mécaniques, un tout petit triangle de sapins noirs hérisse l'horizon.

Regarder encore, affiner le balayage : d'abord on a compté les filles, trois. Un trio rangé par ordre de grandeur, qui se trouve être aussi l'ordre des âges : la moitié de la fratrie est sur le cliché. On va droit aux visages, puis aux vêtements, aux attitudes corporelles. On scrute le sol, le mur derrière le groupe. La porte-fenêtre ouverte, dont n'apparaît que la moitié d'un battant. Le store aux lames disjointes, un peu ruiné, à moitié baissé. Pas tout à fait un jour d'été, mais de demi-saison : les filles ne portent ni manteaux ni vestes, on arbore même des manches courtes, mais les vêtements sont de lainage. Ce dernier détail ainsi que l'absence de plantes dans les pots indiquerait un début de printemps.

Ce très grand appartement dans l'immeuble appartenait aux frères Bey, récupérateurs de ferraille et de matériaux divers. Leur terrain de stockage s'étendait tout autour de l'immeuble. Aucun terrain de jeux jamais n'égalera cette jungle de pneus empilés où l'on trouvait aussi des grappes de montures de lunettes (on n'est pas loin de la capitale de l'optique), des peaux de lapins par grappes, un camion rouillé sur cales...

Elles sont trois, trois soeurs. Manquent deux aînés, déjà mariés et la sixième n'est peut-être pas arrivée ou dort dans son berceau, encore fragile. La présence de la petite avant-dernière, si vivace, si riante, masque une enfant morte au berceau, qui serait à cette place, si elle avait vécu. Elle ou moi. Nous sommes soeurs mais nous ne pouvions pas cohabiter dans le monde des vivants.

Rien de tout ceci ne permet de dater avec précision la photo, qui pourrait avoir été prise au printemps 1952 ou 54. Elles se tiennent debout en rang d'oignon face à l'objectif, dans une composition qui, pour sembler spontanée, n'en demeure pas moins construite : on voit presque tout le corps de l'aînée, qui s'est un peu décalée vers la gauche ; celui de la cadette (la fille du milieu !) est dissimulé, pris entre les deux autres ; la benjamine fait face, au premier plan.

Trois brunes aux yeux marron. L'aînée porte les cheveux mi-longs, joliment et naturellement ondulés autour du visage. Il y a tant d'années maintenant qu'on la connaît avec une stricte et courte coiffure blonde, "brushée", avec cette éternelle coupe "en brosse" des années quatre-vingt, que portent toutes les actrices de série américaines et dont la mode s'est fossilisée en France et perdure sur des têtes bientôt octogénaires, que l'on éprouve comme un rafraîchissement à la voir ainsi couronnée de cheveux follets.

Bien qu'elle ne doive guère afficher plus de seize, dix-sept ans, l'aînée semble déjà adulte, vêtue en jeune femme, d'un col roulé sombre et d'une jupe de couleur moyenne, ni droite ni évasée, de longueur "new look" (mi-mollet) mise au goût du jour par Christian Dior une dizaine d'années plus tôt. L'époque n'est pas encore aux changements incessants : un style vestimentaire dure suffisamment pour parvenir au fond des provinces afin que les couturières se l'approprient et que les plus modestes puissent l'adopter. Avec ces habits sobres et un peu tristes, l'aînée porte, jambes nues ou avec des bas très fins, des sandales blanches à talons compensés ouvertes devant, qui disent peut-être qu'elle a fort désiré le printemps et qu'il tarde à venir. Bien que sur la photo ses ongles de pieds aient les dimensions de piqûres d'épingles, parions qu'ils sont recouverts d'un vernis d'une teinte naturelle, légèrement corail, un peu nacrée, pas vulgaire du tout. La marque est Peggy Sage ou Revlon.

Les chaussures de la cadette sont aussi pataudes (mais feraient fureur aujourd'hui) que celles de l'aînée sont élégantes. Souliers lacés en gros cuir marron à surpiqûres, d'où sortent deux "chaussinettes" blanches plissées faisant point de départ à une paire de jambes fuselées, voilà qui signerait plutôt onze ans que treize. On devine, plus qu'on ne voit, une jupe - ou plutôt une robe - au-dessus du genou. Là, nul effet de mode, mais une poussée de taille conséquente qui a raccourci le vêtement. La cadette a cinq ans de différence avec l'aînée, mais elle ne mesure qu'une demi-tête de moins.

Le corsage, ou le pull (ou le haut de robe) apparaît dans un écossais sombre (sans doute dans les tons vert et bleu marine) travaillé en biais, à manches courtes qui laissent dépasser deux bras maigres où saille le coude. On devine la cadette pas émancipée des soins maternels car elle porte encore les longues nattes que notre mère nous tressait serré de chaque côté du visage, avec au bout de chacune, un gros ruban qui peut être rouge.

Il ressort, de l'ensemble de leurs tenues, une certitude de pauvreté. Aucun assortiment, tout est disparate, de seconde main, lavé et relavé. Les tissus sont fatigués. Ce sont ceux, de piètre qualité, de l'après-guerre. Cela ne se voit pas sur la photo mais celle qui la regarde le sait. Les plus élégants des vêtements proviennent d'une cousine fortunée que notre tante habille aux Galeries Lafayette de Lyon.

La cadette, visage illuminé par un franc sourire aimant, a posé sur les épaules de la benjamine, d'un geste à la fois protecteur et comme pour les reposer, deux mains qui, on le devine, font des chatouilles dans le cou de la petite qui se tortille un peu, les épaules remontées et les mains potelées agrippant celles de la grande soeur, contre laquelle elle se laisse aller car elle est en appui sur les talons de ses sandalettes (chaussinettes également tirebouchonnées).

Ce qui est remarquable chez la cadette, c'est la sérénité de son beau visage. Autant celui de l'aînée peut sembler au premier abord moins gracieux, bien qu'elle ait appris très tôt à se soigner, à tirer un parti excellent d'un visage au caractère affirmé, à se maquiller impeccablement, à s'épiler au plus près et à devenir une jeune femme attirante, séduisante, sur laquelle les hommes se retournaient, autant le visage de la cadette respire une beauté naturelle. Ses traits sont réguliers, son front, bombé, ses pommettes hautes. L'ovale de son visage est équilibré. Elle porte la stature mince, élancée, qui est encore la sienne aujourd'hui, alors que l'aînée et la benjamine (provisoire) montrent déjà, qui un soupçon de lourdeur, qui un petit bedon et toutes deux des joues conséquentes, rebondies (au fil des années le reste suivra !). Traits et morphologies de l'aînée et de la benjamine sont parents, ceux de la cadette semblent venus d'ailleurs. De quelle ancêtre bien dotée par la nature ?

La petite est animée : elle peut avoir cinq, six ans. Elle rit en montrant ses dents, les épaules remontées, peut-être à cause des chatouilles. On ne sait pas si elle a été coiffée, ses cheveux semblent emmêlés : à cette époque, sa tignasse bénéficie d'une frisure si serrée qu'on la dirait aujourd'hui crêpue. Les traits de son visage rond copient fidèlement ceux de l'aînée : front plat, sourcils en arrondi, visage un peu lunaire où saille un nez fort. Un gilet de laine boutonnée avec des dessins jacquard d'inspiration nordique cache sans doute un chemisier de coton. La jupette plissée - à tous les coups bleu marine - arrive à mi-cuisses (pénurie de garde-robe ?).

Qui peut avoir pris la photo ? Le père, qui possédait un appareil Kodak à soufflet (mais portatif) ? Un oncle photographe, à l'occasion d'un repas de famille ? Pas la mère en tout cas, qui n'aurait pas su appuyer sur le déclencheur. La qualité de nos sourires, de notre gaîté, me fait pencher pour notre papa.

Voilà ce qui arrive lorsqu'on commence à trier ses papiers en vue d'un énième transbordement. Cette petite taulière, là, sur la photo, ne le sait pas encore mais elle va bientôt quitter cet appartement du Chemin des Princesses pour entamer la litanie des transhumances qui l'amèneront ici, en 2014, à Saint-Etienne (Loire), après un festival de rencontres, une jonchée d'événements, un condensé de paysages, de villes, de vies, en train de mettre en cartons, une fois de plus, ses souvenirs de familles, ses photos, cette photo.

Coda

Ce qui se dégage de sécurité, d'affection fraternelle tranquille, sur ce cliché, fait tiquer la taulière. Elle se dit que les fratries, c'est cela et c'est aussi, la vie adulte commençant, la séparation des unes et des autres, les vies divergentes, les histoires personnelles et familiales qui éloignent, la dispersion des sentiments, l'âge mûr enfin (très mûr !) ayant produit entre elles une autre forme d'affection, d'autres liens, plus forts ou en tout cas plus élaborés que ceux de l'enfance et pourtant, noués là.

Mais les deux aînées ne se sont pas bien entendues. Adolescentes elles ont eu des bagarres, adultes, des différends. La petite, en position privilégiée, fut visiblement chérie de la cadette mais l'aînée s'est très bien occupée d'elle aussi. Pas étonnant qu'elle ait vécu l'arrivée de la (vraie) benjamine comme une abdication forcée (carrément carliste !), et qu'elle lui ait mené la vie dure (mais pas que), à ce bébé qu'on ne voit pas encore sur la photo !

Chaque regard porté sur ce portrait de famille partiel renforce à la fois ce sentiment de réassurance, de bonne vie collective, de gentillesse, et cette interrogation. Car sur la face placide de l'aînée, le sourire est vraiment trop bonasse. Du moins est-il affiché comme tel. A peine un poil trop. Ca ne colle pas tout à fait avec les relations souvent orageuses des deux grandes. En approchant la photo, on distingue tout de même chez l'aînée quelque chose de l'ordre du coin de l'oeil qui frise, un très léger soupçon de vachardise dissimulé sous une posture sage et une mimique d'aspirante à la sainteté béate. L'aînée, qui a fait de la danse classique, a un maintien très "tenu". Son bras droit descend impeccablement le long du corps, frôlant la jupe. Mais où est le bras gauche ? Nulle main ne se pose sur l'épaule de la cadette, comme celle-ci fait avec la petite. Pas autour de la taille non plus. Alors où ?

La seule possibilité c'est : le bras gauche trafique quelque chose derrière sa soeur. Regardons encore. Cet air de madone, tout de même, c'est pas bien elle...

Soudain, derrière la tête aux cheveux lissés de la cadette aux tresses et comme une injure à son sourire confiant, la taulière découvre deux doigts dressés dans un V bien droit, qui lui font deux minuscules cornes, bien visibles. Cent fois cette photo a été scrutée mais, jusqu'à ce soir, elle n'avait pas vu les cornes !

Alors, le beau sourire de la cadette, que dit-il ? Complicité, indulgence ? Résignation ?