« Ponge a dit, dans un très bel article : "L'homme est l'avenir de l'homme". C'est parfaitement exact. »

N'entendez-vous pas nasiller, ne voyez-vous pas tirer sur sa pipe, l'oeil gros et vif derrière ses moches lunettes, le petit père Sartre avec ses cheveux bien plaqués, la raie impeccable, au coin de sa table au Flore ?

"C'est parfaitement exact". Ca claque, c'est professoral, ça percute. Personne ne comprend pourquoi, mais ça fait rien. Chaque parole du pape de l'existentialisme tombe de la chaire.

Lire (et non pas relire, soyons honnête) "L'existentialisme est un humanisme" au lieu de défaire ses cartons, en ce beau début de juillet, s'imposa. Il importe d'aiguiser la pensée régulièrement. Au petit jeu du hasard à la librairie, Sartre a gagné sur ce coup-là, en raison de critères contingents qui l'auraient bien fait rigoler (un rire bref, arrêté) : le prix, et la minceur de l'ouvrage.

On s'emporte "L'existentialisme..." et l'on se souvient des lectures adolescentes : la découverte de Sartre romancier par le côté sale, désespérant, presque nihiliste, des nouvelles du Mur et par les trois volumes ennuyeux mais obsédants des Chemins de la Liberté, aux titres si provocants : "L'Age de raison", "Le Sursis", "La mort dans l'âme". Spleen garanti ! On en sortait écoeurée, outrée d'on ne savait quoi mais décoiffée par le vent du large...

On se souvient de son théâtre démonstratif qui faisait mouche (Les Mouches, justement, Huis clos, La Putain respectueuse, Le Diable et le Bon Dieu, Les Mains sales, Les Séquestrés d'Altona) dans nos esprits adolescents : on adorait qu'une pièce de théâtre fût moins divertissante, mais plus implacable dans sa dénonciation des "lâches" et des "salauds" (deux adjectifs qui sonnent comme de véritables hashtags du corpus sartrien). Le livre de poche de "La Putain" portait le titre ainsi censuré : "La P... respectueuse". Drôle d'époque !

Et puis l'on cala sur La Nausée, dont le seul titre nous rendait malade et dont l'anti-héros Roquentin et sa racine d'arbre nous tombaient des mains, et l'on passa peureusement au large des rayons de bibliothèque contenant L'Etre et le Néant, la vue de l'abîme nous faisait blanchir les cheveux.

Passé au tamis d'aujourd'hui, Sartre a formidablement vieilli. Pas sa pensée : l'expression de sa pensée. Indécrottable grand bourgeois (fils d'un X promo 1895 et petit-fils Schweitzer, excusez du peu), l'homme qui n'hésitait pas à aller vendre la Cause du peuple à Billancourt, mais s'y rendait revêtu de sa très confortable, so smart, petite veste de daim à manches de tricot, l'incarnation intello-riv'gauchiste de son héros Mathieu (le type le plus décevant que vous puissiez jamais rencontrer dans la littérature contemporaine), le philosophe et l'écrivain scandaleux (malgré lui et pour de mauvaises raisons) qui vécut plus de vingt ans au 42 rue Bonaparte (plus Riv'Gauche tu meurs), Sartre aujourd'hui apparaît démodé par un si grand nombre de traits qu'on s'attaque au petit volume avec un rien de scepticisme.

Et en effet : le refus de tout déterminisme heurte dès l'abord, parce que les déterminismes sociaux, tout de même ? Quoi, cet ancien marxiste (le fut-il d'ailleurs ?) n'admet point que les conditions de vie matérielles subordonnent les actions humaines ? C'est bien d'un sorbonnard, pense-t-on dans un premier élan. Mais très vite on se frotte à la définition sartrienne de la liberté humaine, et là, on replonge.

Lire ce petit essai - transcription d'une conférence, plutôt, où la foule se pressa si fort que des femmes s'évanouirent (tout le monde voulait être existentialiste en croyant que ça signifiait boire du whisky en écoutant du jazz) - ramène au Sartre de Combat, à celui qui prit fait et cause en son siècle là où la liberté, la fameuse inaliénable liberté de l'homme "délaissé" sur terre par un dieu inexistant (pire : il affirme que si ce dieu existe, ça ne change rigoureusement rien !), partout où cette liberté s'asphyxiait : son appartement fut plastiqué deux fois par l'OAS lorsqu'il se déclara publiquement "porteur de valise" pour le FLN. On le trouve sur tous les champs où les politiques font des victimes : Viet-Nâm, Algérie, Palestine... Celui qui publia ses "Réflexions sur la question juive" en 46, au moment où la France détournait pudiquement ses regards des silhouettes étiques et rayées que déversaient les trains de retour d'Allemagne orientale et de Pologne, nous tendait, dans cet opus sec, le miroir d'un pays qui ne voulait pas entendre parler d'antisémitisme ni de déportés. Le professeur aimé de ses élèves, le journaliste d'un jour qui interviewa Dany-le-rouge en 1968 pour le Nouvel Obs, c'est aussi l'homme qui refusa et la Légion d'honneur, et une chaire au Collège de France et le prix Nobel pour faire bon poids. Un poids lourd de la morale, oui !!!

C'est bien çà : Sartre a été notre morale, mais une morale si exigeante qu'il nous laisse sur place, mais une morale de l'engagement (le contraire du quiétisme, martelle-t-il dans "L'existentialisme est un humanisme"), revendiquée par un penseur légèrement visionnaire :

« (...) je dois me borner à ce que je vois ; je ne puis pas être sûr que des camarades de lutte reprendront mon travail après ma mort pour le porter à un maximum de perfection, étant donné que ces hommes sont libres et qu'ils décideront librement demain de ce que sera l'homme ; demain, après ma mort, des hommes peuvent décider d'établir le fascisme, et les autres peuvent être assez lâches et désemparés pour les laisser faire ; à ce moment-là, le fascisme sera la vérité humaine, et tant pis pour nous ; en réalité, les choses seront telles que l'homme aura décidé qu'elles soient. ».

Ne dites pas qu'aucun écho...

On se reportera aux biographies autorisées et à leur inévitable compil', dont la lecture malgré tout resitue l'homme des Situations I, II et III (l'ivresse d'avoir lu, en sautant plus de la moitié des pages et sans comprendre le reste, ces machins où Sartre voyage à bride abattue dans des concepts si modernes qu'on en avait le vertige, constitue un moment inoubliable de la vie étudiante) dans sa lutte permanente, multiforme, désespérée au sens sartrien du terme, pour la dignité humaine.

On retrouve dans les lignes de "L'existentialisme est un humanisme", tout ce qui fit l'originalité, la rigueur démonstrative du normalien appliquée à une trouvaille (1) philosophique insupportable pour la France catholique de la fin de la guerre (liberté, libre-arbitre, responsabilité individuelle totale et sans exception). On retrouve la puissance et le très vaste horizon d'une pensée, même si celle-ci s'exprime parfois sous des dehors étriqués. On ne saurait reprocher à Sartre de n'avoir été que ce qu'il était : un intellectuel bourgeois par la naissance et l'éducation, mais qui a consacré sa vie à mettre en actes cette élaboration intellectuelle de l'existentialisme, à incarner sa pensée, à bâtir de la cohérence (et aussi à boire du whisky et à cloper jusqu'à s'en ruiner la santé, à voir derrière lui marcher des langoustes et des troupeaux de crabes... Tout de même ça rigolait pas tous les jours chez Jean-Paul et Simone).

Ce que Jean-Paul Sartre nous dit tout au long de son travail de philosophe, au fond, c'est que la petitesse de l'homme dans l'univers, c'est sa grandeur, et que toutes les raisons de désespérer sont des raisons d'agir. Eh bien, que voulez-vous, ça donne une petite claque tout de même, non ?

Et c'est en s'appuyant (inévitablement) sur Descartes, que Sartre nous livre le coeur du réacteur en pièces détachées, avec la notice :

« Cependant, on nous reproche encore, à partir de ces quelques données, de murer l'homme dans sa subjectivité individuelle. Là encore on nous comprend fort mal. Notre point de départ est en effet la subjectivité de l'individu, et ceci pour des raisons strictement philosophiques. Non pas parce que nous sommes bourgeois, mais parce que nous voulons une doctrine basée sur la vérité, et non un ensemble de belles théories, pleines d'espoir mais sans fondements réels. Il ne peut pas y avoir de vérité autre, au point de départ, que celle-ci : je pense donc je suis, c'est là la vérité absolue de la conscience s'atteignant elle-même. Toute théorie qui prend l'homme en dehors de ce moment où il s'atteint lui-même est d'abord une théorie qui supprime la vérité, car, en dehors de ce cogito cartésien, tous les objets sont seulement probables, et une doctrine de probabilités, qui n'est pas suspendue à une vérité, s'effondre dans le néant ; pour définir le probable, il faut posséder le vrai. »

Bing !

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L'existentialisme est un humanisme, Jean-Paul Sartre, texte de la conférence donnée par l'auteur le 29 octobre 1945, présentation et notes d'Arlette Elkaim-Sartre
coll. Essais Folio - Gallimard 1996

(1) Non bien sûr, ce n'est pas une trouvaille : juste le brillant travail de pensée d'un continuateur des "3 H" : Hegel, Husserl, Heidegger