Vingt-quatre heures que ça dure. CIMG5413.JPG

Il s'agit d'une photo couleurs, et non d'un noir et blanc, croyez-le si vous voulez.

Et croyez-le encore, si vous voulez, ça n'entame nullement le moral de la taulière. C'est même un peu l'inverse : ayant déclaré une guerre sans merci à la chaleur estivale...

Hola hooo, Bijou ! Je vous entends : elle est folle. Elle veut pas d'été !! Si fait, Messires et gentes dames. Elle veut bien l'été quand on boit le rosé frais sous la tonnelle, dans des paysages de vacances et de rêve. Elle veut bien le cri-cri des cigales, le vent dans les pins, la chaleur redonnée par la roche rose et brassée par la Méditerranée. Elle veut tout à fait bien la chaleur de l'été sur les pentes alpines, quand l'inversion thermique du soir lutte avec la fraîcheur de l'altitude, faisant de chaque prairie une poche tiède, à l'heure où il s'agit de faire tenir en équilibre, sur le balustre du chalet, le verre de pastis avecque l'assiette d'olivettes.

Mais la chaleur estivale dans les villes désertées par les aisés vacanceux et surpeuplées par les fauchés malchanceux (qu'ils sont nombreux, ceux-là !!)... Mais la torpeur des trottoirs chauffés à blanc, les larges ronds de transpiration sous la chemise à petits carreaux du préposé aux colissimo de la Grande Poste, tandis qu'une file interminable de "bénéficiaires" du RSA veut retirer dix euros au guichet ou envoyer un mandat de vingt-deux virgule trente-sept (vu récemment) à la famille restée là-bas, quand les enfants trop grands gisent dans les poussettes crasseuses en mâchouillant un biberon vide et sale. Quand la foule, exaspérée sous les abris vitrés (ouiche !!) des stations de tram, trompe l'attente en téléphonant à un rythme frénétique. Quand voyager suppose d'affronter la touffeur des gares...

Notable exception à Châteaucreux, gare stéphanoise fraîche. Et sabez por quoi, compaings ? Parce que ses auvents sont de bois, qu'elle est orientée Nord/Sud et que sa voie B (la première en sortant) est si large et si longue qu'on peut y attendre à plus de cinq mètres des autres sources de degrés, je veux dire des autres voyageurs, tant chaque humain dégage, à sa place et dans sa fonction, sa petite température personnelle qui, ajoutée au souffle moite des climatiseurs et aux crachements noirâtres des pots d'échappement, rend les villes infréquentables.

Aussi, depuis bientôt trente-six heures en fait, sans s'en vanter auprès de la majorité de ses concitoyens navrés, la taulière jouit-elle en égoïste des larges vues de ses quatre larges fenêtres, et regarde-t-elle, heure après heure, déferler les trombes, ployer sous les rafales les feuillus du Jardin des Plantes, se noyer la pagode de l'Opéra-théâtre enserré, à mi-colline, dans son nid géant d'arbres ruisselants. Elle observe les grands ciels d'orage rendus presque silencieux par les fenêtres à double-vitrage, tandis que se succèdent des rafales de petits arcs électriques minces et fugaces, chacun préludant à une nouvelle drache (seul un mot nordique peut rendre compte du déluge ambiant) alors que l'accalmie précédente n'était faite que d'une pluie un peu moins serrée, mais non moins constante.

Vrai, y a longtemps qu'on n'avait pas vu pleuvoir comme ça ! Quoi l'autre semaine ? Ah oui, mais faut bien de l'eau, tout de même, pour les cultures. Alors.

Elle hume l'air à la détrempe, s'amuse des écharpes brumeuses qui s'enroulent autour des immeubles d'en face, les habillent de gaze neigeuse. Elle admire un gris fer uniforme, très bien peint sur un vaste ciel déjà préparé, comme une toile soigneuse, par une précouche blanchâtre ; rigole des rigoles sur les avancées de pierre de ses fenêtres. Regarde luire l'ardoise giflée des "chiens assis", apprécie le thermomètre bloqué à vingt-deux confortables degrés, remarque tout soudain les lueurs jaunes et bleues d'un crépuscule qui tente de percer la nuée.

Elle observe avec gourmandise les nimbostratus enroulés, lesquels hébergent dans leurs ventres lourds autant de cumulus gonflés, prometteurs d'encore plus d'eau. Marie-Thé l'appelle depuis son jardin où elle rattache ses tomates, les bottes plantées dans les allées boueuses. Le téléphone tombe dans le passe-pieds, la voix de Marie-Thé devient curieusement hâchée, mais elle disait juste que le terrain était lourd. Et encore, la pauvre... L'eau du ciel en volume de chasse d'eau n'a pas atteint encore le sud de la ville où se trouve l'amie jardinière ! Prévenons-la charitablement, elle répond qu'elle s'en fout, elle est équipée. On partage avec elle l'horreur des canicules, l'amour des jours tempérés et l'attente de l'eau qu'espèrent ceux qui ont semé, sarclé, biné, repiqué.

Et elle se sent bien, la taulière ! Elle se sent hors de la ville encore un peu plus, sentiment que lui procure déjà, en temps normal, son nouveau logis en plein ciel mais encore davantage depuis que ce ciel s'enrage. Elle sent la colline respirer, les sapins s'égoutter, l'humus lancer sa juvénile odeur jusqu'à ses fenêtres. Elle trouve l'air plus respirable depuis qu'il est plus mouillé, profite à fond de la vue plus fine, plus découpée, depuis que l'humidité détaille chaque trait du paysage.

Elle se sent jurassienne en diable.