On me dit : mais si, lis Manchette, tu verras, c'est très bien.

Mon seul souvenir de cet auteur, c'est un bouquin fort léger acquis dans les années 90 : des nouvelles. Mal foutues, avec des personnages auxquels on ne pouvait pas tellement croire, ça tenait plus ou moins debout.

Pas très envie d'y retourner.

Pourtant, les gens qui me recommandent Jean-Patrick Manchette sont très recommandables. Je me dis OK, mauvaise approche, faut revoir ma position. J'y retourne donc d'un bon pas (à la bibli) et je dégotte une espèce d'anthologie éditée chez Quarto Gallimard, avec une pleine bachassée des meilleurs titres de ce drôle de corps :

Ô Dingos ô châteaux
Morgue pleine
Le petit bleu de la côte ouest
Fatale
La position du tireur couché

and so on.

Bouquiné celui qui fait l'ouverture : Laissez bronzer les cadavres. Basé sur une intrigue super bien ficelée - Manchette sait faire - ce premier polar est un cocktail de très bonnes et de très mauvaises scènes, avec une esthétique bobo post-68 pénible à force d'être datée, une vision des femmes à vomir :

« Filer, par exemple au Venezuela. Comment sont les Vénézuéliennes ? Bast, les morues sont partout pareilles. »

« Elle était vieille, certes, au moins cinquante ans. Gros en avait plus de quarante, mais pour lui, une femme, ce n’était une femme qu’entre treize et vingt-cinq ans ; après, ça devenait une rombière. »

La mention d'un "bicot" heurte violemment. D'autant que ce regrettable trait, ainsi que les citations ci-dessus, sont issus, en quelque sorte, de monologues écrits, si je puis risquer cette métaphore cinématographique, au stylo subjectif. Qu'est-ce que c'est que cet auteur raciste primaire ? En 1974, à 32 ans ?

Avec ça des personnages mal foutus, à l'exception heureuse et notable du héros, le gendarme Lambert, fortement malmené durant tout le récit. Profusion de scènes brutales, violentes, militairement précises, qui se déroulent dans une topographie difficile (un hameau abandonné en pleine garrigue). C'est très réussi : malgré la complexité du terrain, on suit comme dans un film les déplacements des personnages, tous impliqués dans une tuerie générale qui ne laissera aucun survivant. Côté jubilatoire du bouquin, bizarrement parce qu'on devrait être écoeuré par cet abattage mais non. L'accumulation de cadavres fonctionne, en fait, de manière cathartique. Super documentation bagnoles, armes, etc.

Après avoir ouvert L'affaire N'Gustro, je la referme dès la mention - insistante et réitérée - d'un "Nègre" et plus loin, un passage antisémite graveleux, inadmissible, que je ne cite pas ici de peur qu'il soit, de surcroît, mal utilisé (noooon ! Je ne pense pas à mon lectorat habituel, les amis ! Plutôt aux visiteurs d'un soir, dont on ne sait pas s'ils sont là, qui ne laissent jamais une trace sur les commentaires, mais du coup, on ne contrôle pas). Je laisse donc de côté la citation malodorante de Manchette avec l'envie de lui en foutre une, justement.

Allons bon, que je me dis : dans quoi je suis tombée ? A y regarder de plus près, ces deux premiers titres ont été écrits en collaboration avec un certain Bastid. Faisons l'effort d'aller lire plus loin : Le petit bleu de la côte ouest est complètement clean de ce point de vue. Serait-ce donc la marque de Bastid, ce racisme, ce machisme ?

La collection Quarto est agrémentée, avant chaque titre, d'un extrait d'entretiens ou du journal de Manchette, qu'il tenait consciencieusement en parallèle à la composition de ses livres, et à la fin, d'un lexique encyclopédique intitulé "Le coin des affaires" qui est peut-être - sans doute - du même, éclairant un talent multidisciplinaire. On sait que Manchette taquinait le saxo, mais il dessinait aussi. On trouve à la fin des planches de ses dessins d'enfance, de jeunesse. Et puis un gros bonus avec Griffu, une BD écrite en collaboration avec Tardi.

L'ensemble est séduisant, fort documenté, complet : de la belle ouvrage.

Une bio intéressante, qui montre un Manchette bien inscrit dans son siècle. C'est ce qui donne aussi ce petit côté daté de ses polars. La description de ses personnages en témoigne :

"L'ensemble était contenu dans un slip Mariner, un complet de jersey ardoise sur une chemise rayée de blanc et d'ardoise à col blanc uni, cravate prune ; chaussettes de fil ; chaussures anglaises prune aux nombreuses coutures apparentes, ou peut-être appelle-t-on ça des surpiqûres." Que n'eût-il pas fait avec la fashion du XXIe siècle !

Au demeurant, Manchette semble fâché avec les questions de chiffons, parce que franchement, un costard en jersey, pour la tenue tu repasseras ! Jamais vu ça, ni en 70 ni avant ni après. Même chose dans Ô dingos Ô châteaux, où l'on trouve un mec sapé d'un "patte d'eph" et une "saharienne en panne de velours argent": ???!! Il a dû confondre avec du tussor ou du shantung. La saharienne, avatar du costume colonial british, est une pièce de vêtement inimaginable en autre chose qu'un tissu sec, presque cassant. Or, plus mou que la panne de velours c'est pas possible ! Autant parler d'un vêtement cousu en spaghetti trop cuit. Avec de la panne de velours, tu peux à la rigueur fabriquer une robe fourreau à col qui dégueule - pardon : à décolleté bénitier - c'est à peu près tout.

Le journal de J.P. Manchette est émouvant comme aperçu de l'établi de l'artisan ; ça le rend sympathique.

Extrait :

"Mardi 9 novembre 1976
Corrigé les épreuves du Petit Bleu. Il y a quelques dérapages dans l'affèterie, stylistiquement, mais c'est un bon livre. J'ai beaucoup travaillé la "compacité" en allant le moins possible à la ligne et en supprimant le maximum de virgules. Tous les énoncés du type "Aussitôt virgule en A il fit virgule B lentement virgule avec C deviennent : Aussitôt en A il fit lentement B avec C."

Il semble que Manchette se soit quelque peu pris les pieds dans le tapis de sa démonstration, avec ses virgules/non virgules. Pas important en soit, mais ça dit quelque chose de l'écriture de Manchette dont les phrases, d'une certaine manière, trop souvent ne "tombent" pas (comme on dit en couture). On trouve aussi cette tendance chez Belletto dans sa fameuse série de David Aurphet ("Sur la terre comme au ciel", "L'Enfer" et le troisième titre que j'ai oublié, ou alors c'est une "bilogie" et non une trilogie). Mais chez Belletto, la maladresse de l'écriture n'est qu'apparente parce que c'est un maître et qu'au final, ça semble assez calculé, comme une espèce de syncope qui serait, au lieu d'être musicale, littéraire, un équivalent du casser-tambour haïtien visant à rendre la personnalité et le parcours trébuchants de son (anti)-héros.

Chez Manchette, la maladresse ne ressemble qu'à ce qu'elle est. Comme par exemple l'abus de l'adjectif "analogue" alors que "pareil" ou "semblable" ferait bien mieux l'affaire à tout point de vue : "Luce éclata d'un petit rire rouillé, assez analogue au cri de la corneille" (Laissez bronzer les cadavres), exemple où de surcroît l'euphonie en prend un coup en plein milieu de la phrase. On lui pardonne d'autant moins que son texte n'est par ailleurs pas dépourvu de fulgurances littéraires.

Le début du Petit bleu... illustre parfaitement cette navigation à vue :

"Et il arrivait parfois ce qui arrive à présent : Georges Gerfaut est en train de rouler sur le boulevard périphérique extérieur. Il y est entré porte d'Ivry. Il est 2 h 30 ou peut-être 3 h 15 du matin. Une section du périphérique intérieur est fermée pour nettoyage et sur le reste du périphérique intérieur la circulation est quasi nulle. Sur le périphérique extérieur, il y a peut-être deux ou trois ou au maximum quatre véhicules par kilomètre. Quelques-uns sont des camions dont plusieurs sont extrêmement lents. Les autres véhicules, etc."

Voilà un polar que Manchette a écrit en deux ans à peu près (il ne faisait pas que ça, car le bouquin est mince), et sur lequel il a cent fois remis sur le métier etc. (cf les extraits de son journal). Coexistent, dans ce bouquin à l'intrigue toujours balèze ficelée haletante, le pire et le meilleur. L'incipit démarre bien avec le "Et..." qui fait entrer de plain-pied dans le récit, mais s'embringue ensuite dans les travaux du périph et le décompte morose de la circulation. Et c'est tout le long comme ça : trouvailles bien gaulées / style plein d'embarras.

La lecture du Petit Bleu... est par ailleurs gênée par une avalanche de références musicales. Manchette y fait allusion dans son journal, se félicitant de ce que "les gens de la Série Noire" acceptent son texte sans corrections, bien qu'ils déplorent cette pléthore de noms de musiciens :

"D'abord de la musique classique, du Bach, du Mozart, du Beethoven. Puis des variétés américaines sirupeuses, du Tony Bennett, du Billy May." (...) Une ligne et demie plus loin : "c'était du Tchaïkovski, du Mendelssohn, du Liszt..." "(...) il plaça sur le plateau du tourne-disque un duo de Lee Konitz et Warne Marsh". Et encore "du Gerry Mulligan, du Jimmy Giuffre, du Bud Shank, du Chico Hamilton", ad libitum. Portée par cette insupportable tournure, aujourd'hui très datée, qui consiste à traiter le patronyme des musiciens avec l'article partitif, cette avalanche éclectique montre surtout que Manchette devait écrire en écoutant FIP.

Dans son journal, mine d'informations, Manchette signale son intention d'intituler d'abord son livre "Sanglante petite chanson", à cause des vers de von Schlegel : "Kleine Frauen, kleine Lieder / Ach, man liebt und liebt sie wieder" ("Petites femmes, petites chansons, ah, on les aime encore et toujours"), titre qu'il a bien fait d'oublier au profit de son titre définitif, inspiré du blues de la West Coast (la musique, encore).

Entre le début et la fin de ce billet, j'ai avalé Fatale et Ô dingos, Ô châteaux, une histoire vraiment originale et encore une fois semée de cadavres y compris une tuerie en pleine foire de Montbrison et une course poursuite haletante près d'Olliergues, pays bien connus de la taulière qui apprécie à sa juste valeur le souci du détail de Manchette, qui déclare dans son journal, à propos du "Petit Bleu..." : "Je ne connais pas Bangkok, je ne puis donc écrire sur Bangkok ; je connais Saint-Georges-de-Didonne, j'écris présentement sur Saint-Georges-de-Didonne."

Il a bien raison. Et maintenant que j'y re-pense, n'était-ce pas plutôt Thierry Jonquet que les gens recommandables m'avaient recommandé de lire ? Demain j'y retourne !